Labo P4: les tribulations des Français en Chine Le partenariat à sens unique

Cazeneuve-P4-Wuhan-1200x728Le premier ministre Bernard Cazeneuve visite le laboratoire P4 de Wuhan, 23 février 2017. © Johannes EISELE / AFP

Certains ont soupçonné le laboratoire P4 de Wuhan d’être à l’origine de la pandémie. Si rien ne le prouve, la livraison à la Chine d’une installation aussi sensible et dangereuse révèle la naïveté confondante de notre diplomatie.


Le laboratoire P4 de Wuhan fait la une. Le Covid-19 a-t-il été étudié ou développé en son sein ? En est-il sorti accidentellement ? Le personnel a-t-il respecté les protocoles de sécurité que requiert une telle installation ? Nous ne le saurons peut-être jamais.

Un projet flou

Cependant, quelles que soient les réponses à ces questions non dénuées d’arrière-pensées chez ceux qui les posent, nous, Français, devrions nous poser une autre série de questions également embarrassantes. Le P4 de Wuhan est une création française, le résultat d’une coopération offerte par la France à la Chine que regardaient avec méfiance beaucoup de nos partenaires, à commencer par les États-Unis. Même s’il n’a strictement rien à voir avec le coronavirus, ce projet reste éminemment discutable.

Pourquoi avons-nous décidé de transférer à la Chine une installation aussi sensible et dangereuse, à une époque où les laboratoires de catégorie P4 dans le monde se comptaient sur les doigts de deux mains ? Était-ce bien raisonnable ? Qu’attendions-nous et qu’avons-nous obtenu en retour de la Chine ?

Un autre temps

Revenons en 2004. La Chine profite à plein de son entrée dans l’OMC, fin 2001. La croissance du PNB dépasse les 10 %. Mais le revenu annuel par habitant est seulement de 4400 dollars. La marge de progression est donc considérable pour une population de plus de 1,3 milliard de personnes. Un eldorado. Le marché chinois et les qualités industrieuses de son peuple font briller les yeux des dirigeants et des chefs d’entreprise occidentaux en général et des Français en particulier.

Les Chinois le savent bien et en jouent. Caresser dans le sens du poil, flatter l’ego, jouer les modestes est un grand classique des Asiatiques face aux Occidentaux. À cela s’ajoute une rhétorique rassurante : « nous sommes encore un pays en développement » ou encore « la Chine n’a jamais eu d’ambition de domination universelle ». C’est l’époque de l’« émergence pacifique de la Chine », concept qui revient dans tous les discours officiels servis aux dirigeants occidentaux. Un autre temps.

Un partenaire stratégique de longue date

À Paris, le message est reçu cinq sur cinq. Le général de Gaulle n’a pas été le premier chef d’État occidental à avoir reconnu la Chine populaire pour rien. La Chine est l’avenir du monde et la France veut devenir son meilleur allié à l’Ouest. La coopération avec la Chine se développe donc tous azimuts. Sans limites, et sans avoir peur de prendre des risques. Dans cette marche en avant vers la position de « partenaire stratégique » privilégié, pas de temps pour un arrêt sur image ou une analyse froide du pour et du contre. Les visites succèdent aux visites. On se rend à Pékin comme auparavant on se rendait à Washington dès la constitution d’un nouveau gouvernement. « Si les Chinois ne le font pas avec nous, ils le feront avec d’autres. » Cette réflexion suffit à balayer tous les doutes.

L’actualité sanitaire de 2004 donne une bonne occasion à la France de prouver sa volonté de bâtir un partenariat stratégique durable. La Chine vient de connaître deux zoonoses en trois ans : le SARS et la grippe H5N1. La France dispose de l’installation la plus performante pour étudier et combattre ces virus. Les réseaux se mettent en branle et peu après arrive sur la table du président Chirac le projet de construction en Chine d’un laboratoire P4, nec plus ultra de la recherche biologique.

La réticence des spécialistes

Mais ce projet ne convainc pas tout le monde. C’est qu’on ne parle pas ici d’un laboratoire universitaire de base, mais d’une unité hypersensible où l’on manie les virus et les germes les plus dangereux. Autant de cochonneries mortelles avec lesquelles on peut certes faire avancer la science, mais qui peuvent aussi servir à produire des armes biologiques de destruction massive.

Les premiers à s’inquiéter et à émettre de fortes réserves sont les « non-proliférateurs », une gente respectée de spécialistes, présents dans diverses administrations et dans les centres de recherche stratégique. La Chine a bien signé les conventions d’interdiction des armes bactériologiques et chimiques, mais quand même. Viennent ensuite les biologistes eux-mêmes, du moins certains d’entre eux, qui s’inquiètent des capacités réelles de la Chine à respecter les règles strictes de sécurité biologique dans cette unité. Viennent enfin des spécialistes de la Chine, du moins ceux qui ont conservé un certain recul et un sens critique sur ce pays. Instruits par l’Histoire, ceux-ci doutent des engagements à long terme du régime chinois, de sa transparence et de sa capacité à accepter longtemps une cotutelle sur ce futur laboratoire.

En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014. © Robert Pratta / AFPEn visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de BioMérieux, près de Lyon, 26 mars 2014.
© Robert Pratta / AFP

Le savant et le politique

Dans un certain nombre de grands pays, l’avis de ces spécialistes aurait sans doute pesé plus lourdement dans la décision finale. Aux États-Unis par exemple, le président peut difficilement faire fi des objections de ses experts sur des sujets aussi sensibles. Il risquerait de le payer cher ultérieurement devant une commission du Sénat ou un bataillon de journalistes. Le président Trump lui-même le constate, qui s’estime entravé par son administration et ne parvient pas à s’en affranchir pleinement. En France, les choses sont plus simples. Le tir au fonctionnaire est un sport d’élite très prisé dans les salons et les rédactions, aussi un politique ayant suffisamment de poigne peut-il s’asseoir sur l’avis des services. Le dossier P4 en sera une belle illustration.

En mai 2007, dans la foulée de la victoire de Nicolas Sarkozy arrive à la tête du ministère des Affaires étrangères un politique, un vrai, qui ne s’en laisse pas conter : Bernard Kouchner. Un médecin, entouré de médecins, dans son cabinet comme dans son entourage proche : rien de plus normal. Ça tombe bien pour notre affaire. Sur le dossier P4, Bernard Kouchner et ses amis médecins savent nécessairement bien mieux que les fonctionnaires de quoi ils parlent. Kouchner les connaît bien, ces esprits étroits qui, naguère, l’ont empêché d’O-N-Ger en rond comme il l’entendait. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui fixent la ligne, mais les politiques. Les fonctionnaires mettent en œuvre, point barre. Bernard Kouchner tape donc du poing sur la table. Soyons honnêtes, l’administration est conservatrice par nature et un nouveau ministre doit souvent bousculer ses services, renouveler les équipes, faire les gros yeux pour imposer sa politique : « l’Etat profond » est une réalité. Reste que l’Etat recèle de vrais compétences et il peut être bon de l’écouter parfois. L’histoire du P4 le prouvera.

La « patate chaude »

Où en est le dossier à la mi-2007 ? Il n’a guère avancé depuis la signature de l’accord de coopération en matière de lutte contre les maladies infectieuses en octobre 2004, durant la visite du président Chirac en Chine. Le décret d’application français a été publié en septembre 2005 et c’est à peu près tout. Normal, experts et fonctionnaires chargés du sujet ne se précipitent pas pour prendre en main cette « patate chaude » que tout le monde dans leurs rangs estime très risquée et que chacun préférerait voir enterrer dans le cimetière des fausses bonnes idées et des promesses non tenues. Ça tombe bien, il y reste encore un peu de place.

Tout change avec le docteur Kouchner. À grands coups de rodomontades et de soufflantes passées aux agents de son ministère, il fait avancer le dossier. Il s’appuie pour cela sur ses amis de l’institut Mérieux. Ces derniers connaissent la Chine depuis plusieurs années et ont noué des liens étroits avec leurs confrères chinois. Eux sont convaincus du bien-fondé de la réplication du laboratoire P4 de Lyon. En 2008, le comité de pilotage est créé. Alain Mérieux est nommé coprésident côté français. Ses collaborateurs s’assurent du développement du projet aux côtés des fonctionnaires. Les travaux commencent en 2010. Enthousiaste, l’Institut Mérieux développe un « réseau de recherche Mérieux en Chine ». Il tiendra ses assises trois ans de suite à Pékin à partir de 2010, avant de migrer à l’institut de virologie de Wuhan pour sa quatrième édition en avril 2013. Le laboratoire P4 est alors en construction depuis presque trois ans.

Un fiasco général

On connaît la suite. La Chine s’est, sans surprise, arrogé le contrôle de ce laboratoire situé sur son sol. Alain Mérieux, impuissant, a démissionné de la présidence de la commission bilatérale en 2015. Les 50 experts français annoncés en 2017 par Marisol Touraine ne sont jamais partis à Wuhan et, en janvier 2018, le laboratoire P4 est mis en exploitation, comme le rappelle l’enquête réalisée par France Culture. Moins de deux ans plus tard, le laboratoire P4 est suspecté – à tort ou à raison, nous n’en savons encore absolument rien à l’heure où nous écrivons – d’avoir fait précisément ce que les fonctionnaires français craignaient quinze ans plus tôt : n’importe quoi. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nous avons perdu le contrôle de cette installation.

Une dernière question enfin. Qu’avons-nous obtenu en échange de ce transfert technologique à la Chine ? Rien. Au lendemain de la signature de l’accord, Jacques Chirac lui-même expliquera à la presse : « Je leur ai renouvelé la détermination de nos entreprises à prendre toute leur part dans la modernisation de la Chine et leur disponibilité à la faire profiter de notre expérience. » Traduction prosaïque : « Chinois, achetez-nous des A380, des TGV, des centrales nucléaires. » Le bilan fut, comme toujours avec la Chine, bien en deçà de nos attentes.

Alstom ne vendra aucun TGV et, en 2017, son concurrent chinois vendra à la République tchèque trois rames d’un TGV doté de qualités techniques équivalentes à celles du TGV français. Airbus finira par vendre cinq A380 à China Southern Airlines et Areva vendra deux EPR à CGN. Des contrats qu’on peut difficilement relier à la livraison du P4.

On reste songeur devant l’angélisme de notre politique chinoise. Mais réjouissons-nous. Les fonctionnaires n’ont pas dicté leur loi. Comme l’écrit Le Figaro dans son édition du 21 avril, « Les hommes politiques ont arbitré en faveur du projet, contre l’avis des spécialistes. » On ne saurait mieux dire.

Source : Causeur

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