La gendarmerie face au tabou du suicide (2 articles)

Mis à jour le 30 septembre 2025

En 2024, selon les chiffres récemment publiés par le ministère de l’Intérieur, 27 policiers et 26 gendarmes se sont donné la mort. Si la baisse significative des suicides chez les policiers – en recul de plus de 50 % depuis 2019 – est saluée comme un signal encourageant, la situation dans la gendarmerie, elle, suscite une vive inquiétude. En progression depuis cinq ans, les suicides dans les rangs militaires atteignent aujourd’hui un niveau quasiment équivalent à celui de la police, alors même que les effectifs sont sensiblement moindres (environ 100 000 gendarmes contre 150 000 policiers). Une réalité que David Ramos, président de l’association GendXXI, première association professionnelle de militaires de gendarmerie créée en France, dénonce, pointant un « immobilisme institutionnel » face à une détresse croissante.

Une politique de prévention en panne

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2019, 21 gendarmes s’étaient suicidés. En 2024, ils sont 26, soit une hausse de 24 %. « Il n’y a pas eu d’amélioration récente dans la politique de gestion et de prévention des suicides », déplore David Ramos. Alors que la police nationale a multiplié les dispositifs depuis la création du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) en 1996 – avec notamment le doublement du nombre de psychologues cliniciens en moins de 10 ans (122 en 2024 contre 62 en 2015) –, la gendarmerie semble peiner à franchir un cap. Le dispositif de soutien psychologique y est jugé efficace sur le papier, mais « enrayé par un manque de dynamique, de moyens et d’initiatives nouvelles », selon Ramos.

L’absence de culture de la prévention reste un frein majeur. Dans un corps où la tradition militaire et la rigueur disciplinaire favorisent le culte de la force et de la discrétion, consulter un psychologue reste perçu comme une faiblesse. « Il persiste une forme de virilisme, presque un tabou autour de la santé mentale », observe le président de GendXXI. Une perception d’autant plus problématique que les visites médicales obligatoires abordent rarement les fragilités psychologiques.

Conditions de travail : une pression croissante

Les causes du mal-être sont multifactorielles. Si les difficultés personnelles jouent leur rôle, c’est bien la charge professionnelle croissante qui semble précipiter nombre de situations critiques. Tensions sociales exacerbées, violences fréquentes lors d’interventions, absence de reconnaissance, critiques publiques… Les gendarmes sont en première ligne. « Plus les tensions augmentent dans la société, plus nous sommes sollicités, souvent dans des contextes violents », note David Ramos. Cette violence peut être physique, mais aussi symbolique, par la remise en question constante de leur légitimité et de leurs actions.

À cela s’ajoute un sentiment d’abandon de la part de l’institution. La baisse des moyens humains – les départs ne sont pas systématiquement compensés –, la vétusté des équipements et l’impression d’un désintérêt croissant du commandement contribuent à un climat délétère. « La gendarmerie a de plus en plus l’impression de perdre son âme et le sens de sa mission », résume Ramos.

Une arme trop accessible

Un facteur spécifique accentue le risque suicidaire chez les gendarmes : l’accès permanent à l’arme de service. Contrairement aux policiers, les gendarmes conservent leur arme même hors service, en raison des astreintes et de la nature de leur mission en zones rurales. Or, comme le rappelle David Ramos, « pour un gendarme en détresse, l’arme devient une solution rapide et à portée de main ». La prévention et la formation interne sur les risques liés à la possession d’une arme devraient dès lors constituer une priorité absolue.

Une institution qui refuse de se remettre en question ?

Au-delà des dispositifs techniques, c’est la culture institutionnelle elle-même qui est en cause. Selon Ramos, la gendarmerie refuse de mener des enquêtes de causalité après les suicides, se contentant des conclusions judiciaires. Une approche jugée insuffisante : « Il faut comprendre pourquoi les dispositifs de prévention n’ont pas fonctionné, et cela ne relève pas de la justice, mais bien de l’analyse interne. »

Le manque de dialogue avec les associations de soutien est également pointé du doigt, tout comme l’inertie dans la répartition des territoires entre police et gendarmerie. La Cour des comptes, dans un rapport publié en janvier 2025, dénonce elle aussi le blocage persistant. Les zones rurales, en forte croissance démographique, voient les effectifs de gendarmerie stagner, tandis que ceux de la police continuent de croître. « Ce déséquilibre pèse sur nos troupes », tranche Ramos, rappelant que les territoires gendarmerie accueillent aujourd’hui près de 50 % de la population française.

Une réponse politique attendue

Face à cette situation, l’urgence est double : réformer les politiques internes de détection et de soutien, et rééquilibrer les moyens humains en fonction des réalités de terrain. L’enjeu dépasse la simple statistique. Il s’agit d’éviter que d’autres militaires, épuisés par un système qui ne les écoute plus, ne choisissent de s’effacer en silence.

Car derrière chaque suicide, c’est une alarme qui retentit – une alarme que l’institution ne peut plus se permettre d’ignorer.

Source : MFP

Suicides en hausse chez les gendarmes : « Il n’y a pas eu d’amélioration récente dans la politique de prévention »

Par Chloé Sémat

En 2024, 26 gendarmes se sont suicidés.
SICCOLI PATRICK/SIPA

En 2024, 27 policiers et 26 gendarmes se sont suicidés, selon les dernières données du ministère de l’Intérieur. Si, chez les gardiens de la paix, ce chiffre est au plus bas depuis de nombreuses années, il semble en revanche augmenter légèrement chez les militaires. Au sein des forces de l’ordre, l’importance du soutien psychologique est-elle suffisamment prise au sérieux ? Les gendarmes sont-ils réceptifs à cette aide ? David Ramos, président de l’association professionnelle nationale des militaires de gendarmerie GendXXI, a répondu aux questions de « Marianne ».

Au sein des forces de l’ordre, le mal-être persiste-t-il ? Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur dévoilés par Le Monde ce 11 janvier, le taux de suicide chez les policiers est au plus bas depuis au moins vingt ans. Dans le détail, 27 d’entre eux se sont donné la mort en 2024 contre 59 en 2019. En revanche, au sein de la gendarmerie, la tendance est plutôt à la hausse : 26 militaires se sont suicidés en 2024, soit cinq de plus qu’en 2019.

Si les policiers peuvent se féliciter d’une amélioration du dispositif d’accompagnement psychologique, avec notamment la création du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) en 1996 ou l’augmentation du nombre de psychologues cliniciens dédiés – au nombre de 122 en 2024, contre 62 en 2015 –, au sein de la gendarmerie, l’institution pâtit d’un « manque de dynamique en termes de détection et de prévention » des suicides mais également d’un défaut d’adhésion des gendarmes à ce soutien psychologique, comme le déplore David Ramos, président de l’association professionnelle nationale des militaires de gendarmerie GendXXI. Ce dernier pointe également la détérioration des conditions de travail des militaires, couplée à un manque d’effectifs sur de nombreux territoires. Entretien.

Marianne : Chez les policiers, et à l’inverse des gendarmes, le nombre de suicides a baissé ces dernières années. Comment expliquez-vous cette différence ?

David Ramos : Concernant la gendarmerie, le problème, c’est il n’y a pas eu d’amélioration récente dans la politique de gestion et de prévention des suicides. Nous disposons d’un dispositif efficace, avec un travail important qui a été réalisé sur la souffrance au travail, la détection du burn-out et l’augmentation des psychologues cliniciens. Malgré tout, j’ai l’impression qu’on a atteint un palier lié à l’absence de nouvelles mesures. Or, sans nouvelle impulsion, les résultats stagnent voire se dégradent, et c’est ce qu’on observe aujourd’hui.

Les gendarmes sont-ils réceptifs au soutien psychologique ?

La gendarmerie est une force armée et une force de sécurité intérieure. De fait, dans ses rangs, persiste une sorte de virilisme et de culte de la force, qu’elle soit physique ou psychologique. Dans ces conditions, aller voir un psychologue pour anticiper ou pallier une fragilité potentielle demeure parfois tabou. Mais il ne faut pas attendre d’être en souffrance pour solliciter un appui, et j’essaie de banaliser cette prévention.

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À titre personnel, ayant été très exposé à des images violentes liées à la pédopornographie ou au terrorisme, je consulte un psychologue au moins une fois par an. Je considère que c’est indispensable. Lors de la visite médicale obligatoire, les fragilités psychologiques ne sont que trop rarement abordées. Cela s’explique par la persistance d’idées reçues dans les équipes, qui l’emportent bien trop souvent sur le bon sens.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui justifie le nombre relativement élevé de suicides chez les gendarmes ?

Quand on constate un comportement suicidaire ou suicidant, les facteurs sont souvent multiples. Le travail n’est pas la seule explication. C’est un cycle qui s’auto-alimente entre la pression qui s’exerce sur les gendarmes dans le cadre de leur vie personnelle et professionnelle, avec les usagers comme avec leur équipe ou leur hiérarchie. Aujourd’hui, l’institution gendarmique ne communique pas assez avec les associations comme la nôtre sur l’analyse de ces données.

Il y a quelques années, je m’en étais déjà ému auprès de la direction générale parce qu’elle ne réalise plus d’enquêtes de causalité, en considérant que les enquêtes judiciaires suffisent pour analyser les comportements suicidaires. Le problème, c’est qu’il y a parfois besoin de savoir pourquoi la détection et la prévention n’ont pas fonctionné, et cela ne relève pas de la justice.

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À partir du moment où l’enquête ne conclut pas à la poursuite d’un tiers, l’institution judiciaire conclut à un suicide et le dossier est clos. Et ce, alors même que les failles institutionnelles – telle que le défaut de détection du risque lors de la visite médicale, du retrait de l’arme de service ou du manque de réaction – n’ont pas été résolues.

Considérez-vous que les conditions de travail des gendarmes se sont détériorées ces dernières années ?

L’augmentation des tensions au sein de la société française a pesé sur les conditions de travail des gendarmes. Plus ces tensions sont vives, plus les forces de l’ordre sont sollicitées pour de l’intervention et des événements violents. De fait, l’exercice devient de plus en plus pénible parce que les gendarmes sont confrontés de manière récurrente à des violences particulièrement marquées, que ce soit à l’encontre d’autres usagers ou des militaires. Ces derniers sont de plus en plus pris à partie parce que leur action est remise en question.

« La gendarmerie a de plus en plus l’impression de perdre son âme et le sens de sa mission. »

D’ailleurs, encore aujourd’hui, on nous reproche de nous être engagés dans le respect des consignes de confinement pendant le Covid-19. Quand on ajoute ces conditions de travail délétères à un environnement familial parfois compliqué, la situation peut vite devenir dramatique. D’autant que s’y rajoute le marasme lié à l’institution, avec des difficultés en matière de budget et de renouvellement du personnel, marquées par une augmentation des départs. La gendarmerie a de plus en plus l’impression de perdre son âme et le sens de sa mission.

Selon vous, le fait que les gendarmes puissent garder leur arme en dehors de leur service est-il un facteur de risque ?

Dans un schéma opérationnel de la gendarmerie, où les militaires sont soumis à des astreintes et sont susceptibles d’être appelés en pleine nuit pour intervenir, l’arme de service est indispensable. En revanche, il est vrai que le fait de la garder en permanence constitue un facteur de risque. Pour un gendarme qui a décidé de se suicider, l’arme est de fait très facile d’accès. D’où l’importance de rappeler l’intérêt de la formation en interne, de la prévention et de la détection de signaux de faiblesse psychologiques.

Dans un rapport publié ce 12 janvier, la Cour des comptes pointe l’immobilisme du ministère de l’Intérieur quant au partage du territoire entre policiers – généralement affectés aux villes moyennes et grosses – et gendarmes, dévolus aux plus petites villes et aux campagnes. Déplorez-vous également cette situation ?

Sur le partage des territoires entre la police et la gendarmerie, le statu quo demeure depuis de nombreuses années. Pour cause, les policiers refusent de céder certains territoires en province qu’ils considèrent comme des sas de décompression, notamment pour ceux qui ont exercé en région parisienne ou dans de grandes villes comme Marseille ou Grenoble. C’est aussi un moyen d’attirer les jeunes et de recruter.

Par ailleurs, en soulevant les conflits entre la police et la gendarmerie, la Cour des comptes a oublié de rappeler qu’il y a également des blocages au niveau des élus locaux. L’ingérence politique est très forte. Certains politiques sont en effet réticents à modifier la carte du partage des territoires parce qu’ils ont peur que la population les tienne pour responsables des conséquences de ces changements.

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Par exemple, quand on transfère une zone des policiers aux gendarmes, l’effectif peut être divisé par deux ou trois. À l’inverse, la population n’est souvent pas favorable au remplacement des gendarmes par les policiers, car les militaires ont une meilleure image auprès des citoyens.

Le statu quo sur le partage des territoires pèse-t-il sur vos troupes ?

Le problème, c’est que l’État a du mal à ajuster la volumétrie d’effectifs nécessaire. En règle générale, la police a tendance à mettre trop de personnels et la gendarmerie, pas assez. Mais il faut analyser la situation au long terme. Au regard des évolutions démographiques, les « zones gendarmerie » connaissent une augmentation de la population beaucoup plus importante que les « zones police ». Or, sur les cinq dernières années, les projets de loi de finances ont permis d’augmenter les effectifs de police au détriment de la gendarmerie.

Source : Marianne

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