Jean Castex, « gaulliste social » ? Et pourquoi pas l’Abbé Pierre banquier d’affaires ?

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Jean Castex s’est défini comme « gaulliste social » lors de sa première intervention de chef du gouvernement. Au-delà de la ligne politique affichée du Premier ministre, la formule est aujourd’hui utilisée dans une posture qui ramène le gaullisme à un centrisme, voire à un macronisme… A l’opposé de la pensée sociale réelle du Général de Gaulle.

« Je suis un gaulliste social« , a affirmé d’un ton empreint de gravité Jean Castex, lors de sa première intervention au journal de TF1. Au gouvernement, il n’est pas le seul : son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a lui aussi déjà professé un tel attachement. Ça alors, quels peuvent bien être les points communs entre la gouvernance d’Emmanuel Macron, et celle de l’homme du 18 Juin ? Il faut dire que la sémantique a des faux airs d' »en même temps » : « gaulliste », ça sonne un peu à droite, et puis « social », un peu à gauche. Donc, le « gaullisme social », c’est forcément un peu macroniste, non ?

Derrière le pléonasme « gaullisme social », la pensée sociale du Général de Gaulle

La réalité est ailleurs, si l’on veut bien sortir du commentaire politique de plateaux télé. D’abord, « gaullisme social » est un pléonasme : si l’on est gaulliste, on souscrit, de fait, à la pensée sociale du Général de Gaulle. Allons-y pour la définir. Peu connue et souvent mythifiée, une troisième voie a bien été pensée par Charles de Gaulle, « entre les loups et les moutons » disait-il, entre le capitalisme et le communisme. Celle-ci part d’un constat : « Le capitalisme n’est pas acceptable dans ses conséquences sociales. Il écrase les plus humbles. Il transforme l’homme en un loup pour l’homme« , expliquait-il à son confident Alain Peyrefitte. Constat qui ne l’incite pas pour autant à chérir « le collectivisme, (qui) n’est pas davantage acceptable : il ôte aux gens le goût de se battre ; il en fait des moutons« .

Au cœur de cette troisième voie : la fameuse « participation » gaullienne – aussi appelée association capital-travail – qui « doit associer les travailleurs à la marche de l’entreprise, leur rendre une dignité que le capitalisme leur enlève« , clamait-il à Peyrefitte. Dans les faits, de Gaulle n’a jamais vraiment réussi à instituer la participation, et n’a pu en atteindre qu’une version inaboutie via l’ordonnance du 7 janvier 1959 sur l’ »intéressement des travailleurs aux profits de l’entreprise ». Ou bien avec l’ordonnance sur la participation des salariés du 17 août 1967.

« Un jour, la machine a paru. Le capital l’a épousée. Le couple a pris possession du monde. » De Gaulle

Au-delà de la « participation » et pour comprendre ce qu’est le « gaullisme social » – si jamais on retient la formule pléonastique – il faut saisir cette anthropologie gaullienne de la « dignité », « que le capitalisme enlève » aux travailleurs. Aux racines idéologiques du fondateur de la Ve République : l’humanisme propre au catholicisme social, qui le conduira à une critique de l’aliénation mécaniste de la société moderne. En témoigne cette phrase du discours de Bagatelle en 1950, qu’on jurerait sortie de La France contre les robots de Bernanos (publié cinq ans plus tôt) : « Un jour, la machine a paru. Le capital l’a épousée. Le couple a pris possession du monde. » De même que celle-ci, prononcée au soir de sa vie, qui ferait frémir nos chers « gaullistes » libéraux : « Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’argent. » Cette vision du monde renvoyant à l’anthropologie chrétienne a en tout cas ôté toute frilosité à de Gaulle devant l’emploi de la notion de « lutte des classes ».

Dans les Mémoires d’Espoir il assoit définitivement sa pensée, et sa critique du capitalisme : « Depuis longtemps, je suis convaincu qu’il manque à la société mécanique moderne un ressort humain qui assure son équilibre. Le système social qui relègue le travailleur – fût-il convenablement rémunéré – au rang d’instrument et d’engrenage est, suivant moi, en contradiction avec la nature de notre espèce, voire avec l’esprit d’une saine productivité. Sans contester ce que le capitalisme réalise, au profit, non seulement de quelques-uns, mais aussi de la collectivité, le fait est qu’il porte en lui-même les motifs d’une insatisfaction massive et perpétuelle. Il est vrai que des palliatifs atténuent les excès du régime fondé sur le ‘laissez faire, laissez passer’, mais ils ne guérissent pas son infirmité morale. »

De Gaulle, un populiste ?

De « l’infirmité morale » du capitalisme, il faut donc préserver le peuple. On ne peut faire l’impasse du rapport de l’homme du 18 Juin au peuple, justement, pour saisir sa pensée sociale. Celui qu’il consacrait dans le nom de son Rassemblement du peuple français (RPF) en 1947 est dans son esprit la source directe des pouvoirs exécutif et législatif. C’est face à son jugement qu’il partira immédiatement après l’échec du référendum de 1969. A la question « C’est quoi, la France, pour vous ? » de Malraux dans Les Chênes qu’on abat, il répond aussitôt : « C’est le peuple. » Dans C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte restitue même ces mots : « Le peuple sent les choses. Il sait instinctivement de quel côté est le patriotisme, de quel côté la bassesse. Plus les journalistes m’attaquent, plus ils font la propagande de mes idées  » ; « Heureusement, le peuple a la tripe nationale. Le peuple est patriote. Les bourgeois ne le sont plus ; c’est une classe abâtardie. Ils ont poussé à la collaboration il y a vingt ans, à la CED il y a dix ans. Nous avons failli disparaître en tant que pays. Il n’y aurait plus de France à l’heure actuelle. »

« Heureusement, le peuple a la tripe nationale. Le peuple est patriote. » Charles de Gaulle

C’est un fait : de Gaulle opposait des classes populaires patriotes et vertueuses à une bourgeoisie intrinsèquement traîtresse et déracinée. Ces dires lui vaudraient aujourd’hui aisément la fameuse accusation de « populiste ». On peut s’en offusquer, toujours est-il qu’ils nous éloignent du gaullisme édulcoré dans lequel certains politiques se drapent à bon compte. Surtout lorsqu’ils le professent sous l’égide du macronisme, qui fustigent « ceux qui ne sont rien » et leur « pognon de dingue« . Car s’il est impossible de sonder les âmes et de discerner des brevets de « gaullisme social », on peut toujours interroger la cohérence entre la pensée revendiquée et la politique défendue. Surtout pour Jean Castex, l’un des plus fervents promoteurs de la tarification à l’acte, surnommée T2A, et sa course à la rentabilité, quand il était directeur de l’hospitalisation.

Gaullisme et macronisme, deux pensées aux antipodes

Au-delà de cette mesure particulière, on peut juger Jean Castex à l’aune du macronisme en ceci qu’il n’incarne en aucun cas une rupture avec ce dernier. Certes, ce n’est pas Jean Castex qui a fondé le macronisme, mais il n’a jamais professé une quelconque distinction à son égard, sur le fond comme sur la forme, et fait plus que jamais sien ce logiciel en devenant Premier ministre. Or la philosophie du gaullisme est l’antithèse même du macronisme. Deux visions de la France aux antipodes : de Gaulle met l’indépendance de la nation et sa souveraineté au-dessus de tout, c’est une fin en soi. Pour Emmanuel Macron, la France est un moyen, et la souveraineté nationale doit se fondre dans la souveraineté européenne. De Gaulle sanctifiait la monnaie nationale, Macron sanctifie l’euro. Le gaullisme prône la participation, le macronisme met au ban le dialogue social et méprise les classes populaires. La liste est longue…

D’ailleurs, lorsqu’on lui a demandé d’expliquer ce que signifiait le « gaullisme social » auquel il s’est dit très attaché, Jean Castex a répondu que cela représentait la responsabilité individuelle, précisant que les Français ne devaient pas tout attendre de l’État. Soit un logiciel libéral classique, qui a aussi ses vertus, mais s’éloigne du gaullisme.

« Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’argent. » Charles de Gaulle

A la décharge de Jean Castex : peu après la mort de de Gaulle, déjà Chaban-Delmas énervait Pompidou à se revendiquer du « gaullisme social » tout en développant son discours sur la « nouvelle société ». De même que la plupart des hommes politiques de droite – Philippe Séguin mis à part – surtout après la conversion de la droite au néolibéralisme dans les années quatre-vingt, suivie de la dissolution définitive du gaullisme avec Maastricht et la création de l’UMP. Depuis, « gaullisme social » est devenu la définition d’un réformisme mou, vidé de toute la substance subversive de la pensée du Général. Un peu à droite, volontiers cocardier mais pas trop quand même – ce serait risqué par les temps qui courent. Le tout centrisé grâce à l’adjectif « social » – qui fait proche du « bon peuple » – et le tour est joué. Peu importe si la vision politique n’a aucune espèce de rapport avec celle de de Gaulle.

Outre Jean Castex, des profils aussi révolutionnaires que Christian Estrosi ou Xavier Bertrand se sont donc revendiqués du « gaullisme social ». Un positionnement qui ne coûte pas cher et confère bonne image, celle d’un homme qui a sauvé la France. Pratique pour rejoindre les rangs du macronisme l’esprit tranquille.

Source : Marianne

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