Derrière la « cagnotte Dettinger », une montagne de collectes Leetchi chez les gilets jaunes

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Christophe Dettinger, ex-boxeur professionnel. – AFP
Face à la polémique, l’entreprise Leetchi a clos ce mardi 8 décembre la collecte de dons en soutien à Christophe Dettinger. Très prisée par les gilets jaunes, la plateforme continue de recevoir des demandes de dons.

La polémique aura eu raison de la cagnotte. La plateforme Leetchi, sur laquelle se trouvait la collecte de fonds en soutien au boxeur Christophe Dettinger, l’a clôturée ce mardi 8 janvier. Elle avait été créée la veille par un individu se présentant comme un proche de celui qu’on surnomme le « gitan de Massy » et qui est accusé d’avoir agressé des gendarmes en marge de la manifestation parisienne des gilets jaunes, ce samedi 5 janvier. Très médiatisée, la cagnotte avait aussitôt suscité de vives réactions des syndicats de police et de la classe politique. Christophe Dettinger est loin d’être l’unique supposé bénéficiaire d’une telle collecte de dons… Depuis le début du mouvement, ces dernières fleurissent sur Leetchi. Soutien à des gilets jaunes en garde-à-vue, à des victimes de tirs de flashball… Les raisons invoquées sont presque aussi nombreuses que le nombre de récoltes de fonds.

Peu d’entre elles auront cependant connu une progression aussi spectaculaire. En moins de deux jours, la cagnotte a avoisiné les 120.000 euros, avant que les organisateurs ne choisissent de masquer le montant des dons. Plus de 8.600 donateurs y ont participé. Un nombre qui a aussitôt attiré l’attention, certains politiques, à l’exemple de Marlène Schiappa, dénonçant une « cagnotte honteuse » et demandant « sa suppression ». La cagnotte est finalement suspendue dans la journée de mardi. Officiellement, car le montant atteint par la collecte a atteint son objectif : « financer les frais de justice » de l’ex-boxeur. La plateforme s’engage à ce que le transfert des fonds ne soit « effectué que sur présentation de justificatifs (Devis et Notes d’honoraires de l’avocat)« , (…) « sans aucun intermédiaire« .

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Multiplication des cagnottes de gilets jaunes

Si la cagnotte supposément adressée à la famille Dettinger a focalisé l’attention, elle est pourtant loin d’être l’unique à exister sur le site de Leetchi. Depuis le début du mouvement, les pages de soutien aux gilets jaunes se multiplient. Il suffit de taper « gilets jaunes » dans leur moteur de recherche pour que s’affiche des dizaines de résultats en lien avec le mouvement. La majorité d’entre elles ne comptent que peu ou aucun don, mais les deux premières pages de la plateforme recensent des cagnottes aux montants parfois impressionnants : 5.000, 10.000, parfois même 50.000 euros…

Avec à chaque fois ou presque, le même but : participer aux frais judiciaires des gilets jaunes interpellés, ou aux frais hospitaliers des blessés en manifestations. La cagnotte « Libérez nos gilets jaunes », lancée en novembre 2018 par Maureen Cossart, alias Maureen LC, administratrice de la page Facebook « La France en colère !!! », a ainsi récolté 13.253 euros. La jeune femme explique avoir créé la cagnotte pour venir en aide à un couple de gilets jaunes, interpellé après avoir manifesté sur un rond-point, puis avoir été un peu dépassée par les évènements : « Les partages et les dons ne s’arrêtaient plus, alors j’ai décidé de rendre la cagnotte plus générale et d’en faire profiter chaque personne ayant des soucis avec la justice », nous explique-t-elle, précisant vouloir aider uniquement « les gilets jaunes pacifistes victimes d’injustice » et « pas les casseurs ». « J’ai moi-même été très surprise du montant de la cagnotte, qui augmentait à chaque minute ! » Plus impressionnant encore, celle créée par le militant Damien Rieu, membre du mouvement d’extrême-droite Génération identitaire, pour Fiorina, jeune femme ayant perdu son oeil après un tir de flashball, a engrangé près de 51.000 euros. Une dizaine d’autres collectes, plus modestes, tournent elles entre 1.000 et 10.000 euros.

« Solidarité » et « fraternité »

Ce sont les blessés présumés de victimes policières qui, photos à l’appui, suscitent évidemment le plus d’empathie. Certains gilets jaunes organisent même des cagnottes… pour eux-mêmes, comme Franck, qui affirme avoir perdu son œil droit et demande 30.000 euros pour financer ses frais médicaux. Elle atteint pour l’instant les 4.700 euros, à raison de 265 participants. Comme pour chacune des cagnottes précédentes, les contributions individuelles peuvent vite grimper : certains donnent 5, ou 10 euros, d’autres vont jusqu’à débourser 50, voir 100 euros pour les causes qui leurs sont chères.

Les valeurs de « solidarité » ou de « fraternité » sont revendiquées. « La notion d’entraide est particulièrement saillante dans le comportement digital du mouvement, remarque Catherine Lejealle, chercheuse à l’ISC Paris et spécialiste du digital. Les gilets jaunes expriment une nostalgie des grandes solidarités de classe et ouvrières. C’est très paradoxal : ces dernières décennies, l’homme a toujours travaillé à supprimer ces liens forts et un peu étouffants« . De la même manière que les gilets jaunes voient les ronds-points comme un nouveau lieu de rencontre, de préservation du lien social, les cagnottes Leetchi en sont la dernière manifestation : « Comme Facebook, très populaire chez les gilets jaunes, elles sont une survivance de ces liens sociaux forts, mais sans les inconvénients. On veut être proche des gens, recréer les liens sociaux, tout en ayant la possibilité de pouvoir zapper en se déconnectant de son écran ».

Création de fausses cagnottes

Reste que la fiabilité de ces cagnottes est toute aussi fragile que les liens qu’elles tissent. Si l’argent des dons promis est, lui, bien réel, rien ne garantit que des petits plaisantins n’aient pas eu l’idée de profiter de l’élan de solidarité provoqué par les gilets jaunes. Pour créer une cagnotte, il suffit simplement d’ouvrir un compte, en s’inscrivant sur le site ou par l’intermédiaire de son profil Facebook. Difficile, alors, de savoir si l’identité des personnes se cachant derrière les organisateurs des collectes de fonds est bien réelle et en lien avec le bénéficiaire de la récolte. « Beaucoup de cagnottes ont été créées dans le but d’arnaquer les gens, affirme Maureen LC. Comme celles liées à Eric (Drouet) par exemple… » Afin de soutenir l’action de cette figure des gilets jaunes, « un ami » avait mis en place une collecte de fonds pour lui venir en aide. « Juste derrière, deux autres cagnottes ont été créées par des inconnus », explique la jeune femme. Il suffit en effet de se rendre sur Leetchi pour le vérifier : les collectes de fonds au nom d’Eric Drouet, bien souvent accompagnées de petits montants, foisonnent sur la plateforme. Mais Maureen LC relativise : « Leetchi demande pas mal de justificatifs pour débloquer l’argent de la cagnotte, donc je doute que ces personnes arrivent à en tirer quoique ce soit ».

Dans ses conditions d’utilisation, l’entreprise recense effectivement les mesures prises pour éviter les arnaques. Afin de retirer l’argent, le « bénéficiaire » de la cagnotte « doit à cet effet fournir le numéro IBAN et le code SWIFT du compte bancaire » dont il est titulaire, « ainsi que son adresse ». Dans le cas où la personne collectant les fonds « n’est pas le bénéficiaire effectif des sommes », le « récolteur » « s’engage à renseigner l’adresse mail, la date de naissance, la nationalité ainsi que l’adresse postale de la personne » à qui l’argent est destiné. Demeure une inconnue, toutefois : même si l’identité du bénéficiaire est avérée, il reste compliqué de prouver que l’argent des dons sera utilisé comme annoncé.

Outre le risque d’arnaque il y a aussi… les blagues lucratives. Comme Facebook, Leetchi semble être devenu un moyen d’expression comme les autres pour les gilets jaunes. En témoigne cette cagnotte créée « pour que Marlène Schiappa se la ferme », qui affiche à l’heure où nous écrivons ces lignes « 774,68 euros collectés ».

UNE COMMISSION POUR LEETCHI

Contacté par nos soins, ni Leetchi, ni sa maison mère, le Crédit mutuel, n’ont pour l’instant donné suite à nos sollicitations. La société martèle dans tous les cas n’être qu’un « intermédiaire ». Un intermédiaire pour qui les gilets jaunes sont un beau gagne-pain : comme elle l’indique sur son site, l’entreprise récolte une commission de 4% pour les sommes récoltées en dessous de 2.000 euros, de 2,9% de 2.000 à 200.000 euros, et de 1,9% pour celles au-dessus de 200.000. Sauf décision contraire, la société devrait donc toucher dans les 3.500 euros de commission pour avoir hébergé la cagnotte Dettinger.

La somme paraît certes maigre au regard des 120.000 euros récoltés, mais elle est à ajouter au reste des cagnottes estampillées gilets jaunes commencées depuis le début du mouvement. De quoi constituer un sacré pécule pour la plateforme de dons en ligne, aussi longtemps que durera le mouvement. Mais les gilets jaunes ne sont pas les seuls à donner. En réplique à la cagnotte Dettinger, le président LR de la région Paca, Renaud Muselier, a lancé ce mardi une cagnotte en « soutien aux forces de l’ordre ». Un peu moins de 24 heures plus tard, son montant atteignait près de 170.000 euros.

Ce 9 janvier, Eric Drouet a lui créé une nouvelle cagnotte « pour les blessés gilets jaunes de France ». Cagnotte qui sera, promet-il, sous le contrôle d’un huissier. Mais cette fois, pas de Leetchi : le chauffeur-routier a choisi d’utiliser la plateforme américaine Paypal pour accueillir les dons. En représailles de l’affaire Dettinger ?

Source : Marianne

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