Attentats du 13-Novembre : à la Belle Équipe, tuerie dans un bistrot qui « respirait l’amitié »

Un policier de la brigade criminelle de Versailles a raconté les terribles constatations de son service juste après le massacre à la Belle Équipe.
Benoit PEYRUCQ / AFP

Par Paul Conge

Publié le 21/09/2021 à 8:00

Au 9e jour, le chef de la brigade criminelle de Versailles raconte son intervention juste après la fusillade de La Belle Equipe, à Paris. Tentant de masquer l’horreur de la scène derrière le vocabulaire technique et un schéma coloré, l’enquêteur raconte ses terribles constats de « gestionnaire de scènes de crime ». Non sans une nouvelle intervention de Salah Abdeslam.

Devant la cour d’assises spéciale de Paris, l’enquêteur « RIO 1039672 » s’excuse d’avance. Ce 20 septembre, il risque de souvent s’exprimer dans son jargon policier. « Le langage professionnel peut paraître déplacé, froid, déshumanisé », prévient le policier en costume cintré, s’excusant encore : « Mon récit va probablement raviver de terribles souvenirs aux familles des victimes. »

Quand débutent les attentats du 13-Novembre, « RIO 1039672 » venait de quitter les locaux de la brigade criminelle de la police judiciaire (BCPJ) de Versailles qu’il dirige, après une grosse journée. Vers minuit, la Sous-direction antiterroriste (Sdat), débordée par les événements, appelle cette brigade en renforts à Paris. Un service de policiers chevronnés, réputés pour leur « technicité et savoir-faire », en particulier dans les « crimes de sang », rappelle le flic. Ils étaient là pour la neutralisation des frères Kouachi, à Dammartin-en-Goële, en janvier 2015. Là pour la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, en 2013. Mais ce qu’ils découvriront cette nuit-là dans le 11e arrondissement de Paris dépassera leur entendement.

Les 20 enquêteurs de la PJ, accompagnés par 12 policiers scientifiques, traversent la capitale plongée dans un silence de mort. « Il n’y avait pas de bruit, pas de circulation, hormis les secours et leurs sirènes, se remémore-t-il à la barre. Une ambiance assez déroutante ». Leur convoi finit par se garer à proximité du 92, rue de Charonne. À quelques encablures du bistrot La Belle Équipe. Là, « je n’ai même pas les termes pour exprimer ce qu’on a ressenti », s’émeut le flic. Treize corps gisent sur la terrasse, constellés de balles. La devanture a été « mitraillée par les Kalachnikov, elle en présente tous les stigmates ». Il y a des flaques de sang au sol. Trois heures plus tôt, un commando de djihadistes avait vidé ses chargeurs sur les clients.

« On entend les armes automatiques »

Commence alors leur difficile travail de « gestionnaires de scène de crimes ». Leur but, reconstituer ce qui s’est passé pendant cette « attaque terroriste, avec une puissance de feu terrible », raconte le policier, le regard dans le vide. Ce qui s’est passé, ils s’en font un premier aperçu grâce à la vidéo filmée par voisin en face, au 6e étage. L’enquêteur prévient avant de la diffuser sur vidéoprojecteur : « L’élément le plus traumatisant est le son. On entend les armes automatiques. » Quelques personnes alors quittent la salle d’audience. Lecture. Sur cette vidéo de 28 secondes, on aperçoit, à l’angle des rues Faidherbe et Charonne, la Seat noire des terroristes stoppée sur la chaussée, portières ouvertes. Deux hommes tirent au coup par coup, puis en rafales. Un cri jaillit aussi après les tirs : « Allah Akhbar ! »

Le premier homme, c’est sans doute Abdelhamid Abaaoud, tirant au coup par coup puis en rafales vers la terrasse. Le second, probablement, Brahim Abdeslam, frère de Salah, vide son chargeur en 20 secondes par une rafale continue. Le troisième homme du commando, Chakib Akrouh, n’est pas visible.

Un silence de plomb règne désormais dans le prétoire du vieux Palais. Des larmes dégoulinent sur les joues, quelques nez reniflent. « Ils tiraient sur tout ce qui bouge », s’exclame le flic en se tortillant les doigts. Sur la photo suivante, il montre le résultat de ce carnage, des corps couverts de draps, une mare de sang au sol… Sa vision provoque des moues d’effroi dans la salle.

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RIO 1039672 se retranche derrière le vocabulaire policier. Sur place, ils découvrent donc d’abord « des éléments balistiques importants », grâce à leurs « constatations périphériques ». Petit à petit, ils dénichent « 128 étuis [douilles] sur la chaussée » ainsi que des dizaines de « points d’impact ».

Sur le vidéo projecteur, un schéma coloré représente la scène du carnage. On y aperçoit les arbres, les tables, mais aussi les corps enchevêtrés sur la terrasse de ce restaurant qui « respirait l’amitié », poursuit le flic, plus ému et moins jargonneux tout à coup : « Ce n’était pas une brasserie impersonnelle, c’était un restaurant de petite taille, un lieu de rencontre entre habitués qui se connaissaient. » Ce soir-là, on y célébrait deux anniversaires.

Treize lettres, de A à M, représentent les cadavres sur le schéma. La lettre A, c’est Romain, 31 ans, touché au cou, à l’abdomen et à la poitrine. La lettre F symbolise Cyprian, 33 ans, transpercé au visage et à la poitrine. La lettre K montre Anne-Laure, elle aussi tuée sur le coup, le buste tombé sur la table de bistrot. « Le nombre d’impacts était très impressionnant. » « Certains ont grimpé sur les trois, sur des poubelles, en raison de l’effroi causé par cette attaque »

Les balles ont fusé jusqu’à l’intérieur de La Belle Équipe. Les policiers font leurs constatations dans cette vie qui s’est arrêtée net, trouvant « des résidus de plats et de repas ». Plusieurs clients, surpris en plein dîner, sont parvenus à s’enfuir par la cour intérieure, à l’arrière. « Certains ont grimpé sur les trois, sur des poubelles, en raison de l’effroi causé par cette attaque », reconstitue le policier. La fusillade a duré « une à deux minutes », selon lui. Une éternité. Dans le périmètre, ils trouveront au total 164 douilles. Pour 164 coups de feu. C’est-à-dire 2 à 3 tirs par seconde. Ils retrouvent des ogives dans le mobilier urbain, le plafond de La Belle Équipe, et même au 2e étage de l’immeuble au-dessus. Six autres personnes périront au Petit Baïona, un restaurant voisin, transformé ce soir-là en hôpital de fortune. Deux autres mourront à l’hôpital.

Il y a plusieurs questions côté avocats et magistrats. Le commando a-t-il choisi ce bistrot au hasard, demande une assesseuse ? « Oui, c’était un vendredi festif. On peut imaginer que les terroristes ont lorgné le secteur, mais ils ont aussi manipulé leur armement, rechargé, ce qui peut expliquer ce temps de plusieurs minutes entre Casanostra [lieu de la précédente fusillade] et La Belle équipe. »

Des personnes auditionnées sont sûres d’avoir vu des individus suspects rôder ces derniers jours autour de La Belle Équipe… Des « raisonnements a posteriori » comme il y en a beaucoup, évacue le policier.

Peut-on déterminer qui a tué qui ?

L’avocat de la famille d’une personne assassinée s’interroge : « Est-il possible de déterminer qui [des trois terroristes] a tué Anne-Laure ? » Le policier : « Je ne crois pas que ce soit possible… » Une autre robe noire : ont-ils exécuté des personnes agonisantes ? « Il y a eu des tirs de très près », se contente de répondre le policier sans certitude. Et ils ont rechargé leur arme au moins une fois.

C’est ce moment d’émotion que choisit Salah Abdeslam, seul survivant des commandos, pour demander la parole, à nouveau. Veste noire, longue barbe, l’accusé qui encourt la perpétuité verse dans la provoc’ : « Je voudrais faire un commentaire sur les vidéos qui ont été présentées. Si on les sort de leur contexte, je suis le premier à les désavouer, à les désapprouver. Si on les met dans ce contexte alors je ne peux les condamner. » S’ensuit une tirade sur la France qui « massacre » des musulmans en Syrie et en Irak. « On peut se faire la guerre, s’entretuer, on peut même se détester, mais la porte du dialogue doit toujours rester ouverte », s’exclame Abdeslam, très sérieusement, provoquant des rires nerveux et des réactions outragées sur les bancs des parties civiles.

« C’est pas en tirant avec des Kalachnikov sur des personnes attablées en terrasse, aux abords du Stade de France… C’est pas comme ça qu’on dialogue », s’agace le président de la cour, Jean-Louis Périès. « Le 13-Novembre était inévitable », assène Abdeslam, qui se veut prophétique : « Vous pouvez éviter de nouveaux 13-Novembre, c’est pour ça que je vous parle du dialogue. » Le président coupe difficilement la parole à l’accusé, qui conclut : « Ces terroristes, ce sont mes frères. » Le sien, Brahim Abdeslam, s’est fait exploser quelques minutes après le massacre de la Belle Équipe, au milieu des clients du Comptoir Voltaire. Durant ce laïus, RIO 1039672  n’a pas accordé un seul regard à Salah Abdeslam.

Source : Marianne

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