A Douai, un étrange suicidé pieds et poings liés

1223747-prodlibe-2019-0659-mort-de-kamel-kerrarAbdelhafid Kerrar sur les rives de la Scarpe où le corps de son frère Kamel a été retrouvé. Photo Aimée Thirion pour Libération

Depuis que le corps de Kamel Kerrar a été retrouvé dans la Scarpe, ses proches refusent de croire qu’il s’est donné la mort. Près de cinq ans après les faits, la famille porte plainte pour «destruction des preuves».

C’est un vieil homme qui vous attrape la main et ouvre son portefeuille, pour montrer la photo de son fils, sans dire un mot. Kamel Kerrar est mort il y a bientôt cinq ans, à 40 ans, dans des circonstances toujours inexpliquées. Son corps a été retrouvé dans le canal de la Scarpe, à Douai (Nord), le 26 décembre 2014, chaussures aux lacets attachés et mains nouées par une écharpe.

Dans un premier temps, l’affaire a été considérée comme un suicide. Mais la famille n’y a jamais cru. Elle a remué ciel et terre, organisé deux marches blanches pour que la chape de l’oubli ne tombe pas. En 2016, après avoir déposé une plainte pour «homicide volontaire» avec constitution de partie civile, elle obtient enfin l’ouverture d’une information judiciaire. Depuis, l’instruction suit son cours, avec une juge efficace, que les Kerrar apprécient. Mais si longtemps après les faits, l’enquête est difficile. Abdelhafid Kerrar, le frère qui porte le combat judiciaire, refuse de désespérer : «Ce qu’on veut, c’est la vérité, pour nos parents. C’est dur de voir son père aller tous les jours au cimetière, à 82 ans, et s’appuyer sur la tombe de Kamel.»

Abdelhafid Kerrar, 53 ans, est un obstiné : il connaît le dossier sur le bout des doigts, profite de son boulot de chauffeur routier pour, quand il monte à Paris, déployer la banderole qui demande justice pour son frère devant les sièges de médias. Dans le bureau de son avocat, Me Damien Legrand, il assume la nouvelle plainte déposée en mars, pour «destruction ou modification des preuves d’un crime», même si elle est peu appréciée par les services de police visés. Les vêtements que portait son frère ont disparu. Ils auraient été mis à sécher dans la salle dédiée à cet effet au commissariat central de Douai, et n’ont jamais été retrouvés. «On s’est toujours demandé si la mort de mon petit frère avait été traitée avec sérieux», dit Abdelhafid Kerrar. Idem pour le courrier anonyme, reçu par les bureaux du procureur, qui affirmait que Kamel Kerrar avait été tué : les originaux, papier à lettre et enveloppe, ont été perdus. «On aurait pu faire des recherches ADN», regrette l’avocat.

La plainte est aussi une porte ouverte, pour un jour demander réparation à l’Etat pour les éventuelles fautes commises dans ce dossier, si l’instruction n’aboutit pas. Une éventualité à laquelle Me Legrand prépare doucement les Kerrar : peut-être ne sauront-ils jamais les raisons de la mort de Kamel. Pour l’instant, le procureur de la République de Douai ne s’est pas prononcé sur cette plainte. Contacté par Libération, il a refusé de faire tout commentaire sur l’affaire. Comme d’ailleurs le commissariat de Douai.

Disparu des radars

C’est dimanche, dans les premiers jours du Ramadan. La famille Kerrar est réunie chez les parents, dans le salon-salle à manger coquet. La maison est modeste, au bout d’une rangée d’anciens corons, à Dorignies, un quartier ouvrier de Douai. L’un après l’autre, les frères et les sœurs de Kamel le racontent, le petit dernier d’une fratrie de huit, se souviennent de son rêve : entrer dans l’armée de l’air. Il s’est engagé, à 20 ans, mais les médecins militaires lui ont découvert une sclérose en plaques. Reconnu travailleur handicapé, il est revenu chez ses parents, et s’est concocté une vie à l’apparence calme. Un discret, qui aide les personnes âgées, passe le temps en virées à VTT. Il y a bien son addiction au cannabis, qui inquiète Abdelhafid. Les joints soulageaient ses douleurs, témoigne Nahima, la sœur dont il était le plus proche. Il a des fréquentations qui déplaisent à la famille, «il traîne avec des marginaux», précise MDamien Legrand. Parfois, il disparaît trois ou quatre jours, sans prévenir, mais revient toujours, sans doute avec ce clin d’œil dont il était familier. Son frère Mohamed l’imite et, fugitivement, passe sur son visage quelque chose de Kamel, une malice.

Il a disparu des radars le 15 décembre 2014. Avant de partir, il a pris 300 euros en liquide que sa mère venait de retirer et qui étaient posés sur un meuble. Cela ne lui est pas habituel, il touche une pension d’adulte handicapé, autour de 900 euros. Le jour même, sa mère est hospitalisée en urgence, c’est la panique dans la famille. Un message est laissé à Kamel, sans que personne ne s’inquiète vraiment de lui. Mais elle le réclame, et surtout, le week-end approche : tous les dimanches, il doit recevoir une piqûre, qu’il va chercher à la pharmacie selon un protocole strict. «Sinon, il risque une poussée de sa maladie», précise la famille. Son absence prolongée devient anormale.

Douai, le 15 mai 2019. Mort de Kamel Kerrar. Le corps de Kamel Kerrar a été retrouvé le 26 décembre 2014 dans la Scarpe à Douai. Dorignies, quartier où vivait Kamel (dans la maison de ses parents). Dans la chambre de Kamel, où rien n’a été changé. Sur une commode, ses affaires, une photo de lui (droite) et de Naima une de ses soeurs.

Dans la chambre de Kamel chez ses parents, une photo de lui et sa sœur Nahima. (Photo Aimée Thirion pour Libération)

Le 24 décembre, Abdelhafid Kerrar se résout à signaler sa disparition inquiétante au commissariat. Il noircit le tableau pour être sûr d’être pris au sérieux. «J’ai menti, soupire-t-il. J’ai dit qu’il était alcoolique, suicidaire et dépressif.» Des déclarations qui pèseront lourd dans le dossier par la suite, même si le médecin traitant et le neurologiste de Kamel Kerrar certifieront qu’il ne présentait aucune tendance suicidaire.

Le 27 décembre, une des sœurs apprend par la Voix du Nord qu’un corps non identifié a été retiré de la Scarpe la veille, un vendredi, pendant les vacances de Noël. Elle avertit ses frères. Ils foncent au commissariat. La dépouille est déjà partie à l’institut médico-légal de Lille. Un policier de garde prend pitié d’eux, et montre une photo de ses pieds. Abdelhafid Kerrar : «J’ai identifié mon petit frère à ses chaussures. Pour être sûr, j’ai demandé à voir son visage. Cette image-là, je dors avec, je mange avec.»

Il s’indigne : «Ils sortent un corps de l’eau et ils ne vérifient pas les disparitions inquiétantes ? Un mec sans papiers dans le canal, pour eux, c’est un SDF. On est un vendredi, on attendra le lundi.» Me Damien Legrand pointe l’absence de fouille minutieuse des berges. «C’est plus que léger, note-t-il. On sait que les premières constatations sont essentielles.» Le cadavre est pourtant retrouvé, il faut le rappeler, avec des lacets noués entre eux, et les mains liées par une écharpe. Sans carte d’identité, sans argent, juste un trousseau de clés.

Lors de l’autopsie, le doute persiste : la noyade est probable, mais pas certaine. Certes, le corps ne présente aucune trace de violence, aucun signe qui montrerait que la victime s’est débattue. Mais, éléments troublants, il y a une marque de piqûre sur la fesse, et Kamel Kerrar est retrouvé sans caleçon, nu sous son pantalon, en plein mois de décembre. Les analyses toxicologiques ne révèlent que la prise de cannabis, logique pour ce fumeur régulier, mais aucune présence de médicaments ou d’autres substances chimiques. Des résultats à prendre avec prudence à cause du séjour du corps dans l’eau.

«Un coup monté»

Malgré ces éléments d’incertitude, les policiers ont leur conviction faite, comme le parquet : il s’agit d’un suicide. Mais Kamel, avec sa sclérose en plaques, a la main droite qui tremble : aurait-il été capable de nouer lacets et écharpe lui-même ? Sa famille affirme que non, son réseau amicalest circonspect. Janvier 2015, rien ne bouge, les Kerrar s’impatientent : ils mènent leur propre enquête, interrogent les proches de leur frère. On leur dit que Nouria (1), une des dernières personnes à avoir vu leur frère en vie, aurait été impliquée dans l’agression d’un homme. «Ils lui ont fait la même chose qu’à votre frère», leur affirme-t-on. Leur sang ne fait qu’un tour, ils vont lui demander des comptes là où elle a ses habitudes, à l’accueil de jour de la société Saint-Vincent-de-Paul, association d’aide aux démunis. Le ton monte, la responsable leur demande de sortir, l’altercation se poursuit dans une laverie à proximité. Ils la menacent de la mettre dans un sèche-linge et la molestent. Toute la fratrie passera quarante-huit heures en garde à vue à cause de cette altercation, et Abdelhafid Kerrar sera condamné à dix-huit mois de prison avec sursis en appel.

Ce volontarisme de leur part «a pollué l’enquête», analyse Me Loïc Bussy, l’autre avocat de la famille. Les Kerrar sont désormais soupçonnés de ne reculer devant rien. La lettre anonyme n’est pas prise au sérieux, estiment les avocats : «La police se dit « on n’a pas besoin d’enquêter là-dessus, c’est un coup monté de la famille »», soutient Me Legrand. Le classement sans suite tombe en septembre 2015. Ce n’est qu’à partir d’août 2016, avec l’information judiciaire ouverte, que l’enquête est relancée. Les auditions des témoins et des proches se multiplient, les deux portables retrouvés sur le corps sont analysés. Mais impossible de savoir quels téléphones ont borné à proximité du canal, au moment de la mort de Kamel Kerrar. C’est trop tard. Me Bussy insiste : «Le boulot n’a pas été fait, et cela, ce n’est pas imputable aux Kerrar.» En novembre 2013, un an plus tôt, la Voix du Nord s’est fait l’écho d’une manifestation des policiers de Douai, à cause du manque d’effectif et du mal-être à leur travail.

(1) Le prénom a été modifié.

Source : Libération

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