37 ans après l’attaque d’Ouvéa, des gendarmes demandent des comptes à l’État

Le monument aux morts de la gendarmerie d’Ouvéa. • ©Archives NC la 1re • ©NC la1ère
D’anciens gendarmes blessés ou pris en otage en avril 1988 par des indépendantistes kanak ainsi que des proches des disparus ont saisi la justice pour obtenir des indemnités. Ils accusent l’État de ne pas les avoir prévenus de l’imminence de l’attaque. Une autre procédure est menée en parallèle : six militaires cherchent à obtenir la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme.
Jeanne Péru-Gelly• Publié le 22 mai 2025 à 18h24
Le 22 avril 1988, des militants indépendantistes kanak attaquent la gendarmerie de Fayaoué, sur l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Quatre gendarmes sont tués pendant l’assaut, un cinquième est blessé, tout comme trois indépendantistes. Vingt-sept militaires sont pris en otage et séparés en deux groupes : l’un d’eux est emmené dans le sud de l’île, à Mouli, l’autre est séquestré pendant des jours dans la grotte de Watetö.
À 16 000 km de là, dans le nord de l’Hexagone, Linda Zawadzki apprend la mort de son mari en écoutant la radio. Il avait 36 ans et a été abattu d’une balle dans la tête. « Le vendredi j’apprends que je suis veuve, le lundi que je dois quitter le logement de fonction avec mes filles », raconte-t-elle.
Parce qu’elle estime que l’État a une responsabilité dans le drame, elle réclame des indemnités. En tout, le tribunal administratif de Lille doit juger dix dossiers, portés par les gendarmes survivants ou par les proches des disparus. Trois générations de femmes sont venues défendre la mémoire de Jean-Lucien Zawadzki à l’audience qui s’est tenue ce jeudi 22 mai. Il y a sa veuve donc, mais aussi ses deux filles, Natacha et Vanessa, qui n’avaient que 10 et 12 ans au moment de la mort de leur père, et sa petite fille, Léa.

« On a brisé leur carrière »
Les gendarmes et leurs proches ne demandent pas d’argent pour ce qui s’est passé à Ouvéa : les indemnisations ont déjà été versées, les orphelins ont bénéficié d’une pension, les blessés aussi. Ils demandent une indemnisation pour ce qu’ils ont découvert après : l’État aurait été au courant du risque d’une attaque, mais n’aurait pas prévenu les militaires. Au cœur de l’affaire, on retrouve un document : un rapport écrit par un lieutenant-colonel de gendarmerie à la retraite diffusé en 2020 dans la revue Essor. Dans son rapport, Henry Calhiol révèle que des directives, datant de mars 1988 et qui prévenaient les militaires du risque d’une attaque imminente, n’ont jamais été transmises à la brigade de Fayaoué.
« Ils apprendront pas le rapport Calhiol qu’ils sont la seule brigade à ne pas avoir reçu l’ordre », résume l’avocat des gendarmes, Manuel Gros. Pour Linda Zawadzki, ça change tout. « Mon mari n’était pas un héros, s’il avait été informé de mesures sécuritaires supplémentaires, il les aurait appliquées », assure-t-elle. Manuel Gros espère faire reconnaître deux préjudices devant la justice. Un préjudice moral, mais aussi un préjudice professionnel pour les survivants. « On a brisé leur carrière. Toute leur carrière, ils ont entendu ‘Toi, tu étais à Ouvéa, tu t’es fait surprendre, tu n’es pas bon’. Ils auraient dû finir avec un grade de capitaine, ils sont tous sous-officiers », accuse l’avocat, qui voit dans l’équipe de Fayaoué des « sacrifiés » et des « bouc émissaires ». Les indemnités réclamées ont été établies au cas par cas. Elles vont de 300 000 à plus de 500 000 euros.
« Les nôtres sont oubliés »
Au-delà de l’argent, c’est surtout un peu de reconnaissance que recherche Linda Zawadzki. L’assaut de la grotte d’Ouvéa, lancé deux semaines après l’attaque de la gendarmerie pour libérer les gendarmes retenus en otage, a fait deux morts chez les militaires et dix-neuf chez les Kanak. « Les nôtres sont oubliés, les quatre premiers, souffle la veuve. Quand on parle de l’affaire d’Ouvéa, on parle de la grotte, on oublie de dire qu’il y a eu ces quatre morts-là. » « À l’époque, quelqu’un a demandé la Légion d’honneur pour mon mari, ça a été refusé parce qu’il n’était pas officier. Ils ont demandé une minute de silence à l’Assemblée, elle a été refusée », ajoute-t-elle.

C’est aussi un peu de reconnaissance que recherchent six anciens gendarmes d’Ouvéa qui réclament, en plus des indemnités, la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme. La décoration leur a été refusée en 2020 au motif qu’une loi d’amnistie, votée en janvier 1990, a mis fin aux poursuites pénales liées aux évènements survenus dans les années 1980 en Nouvelle-Calédonie. Mais pour Manuel Gros, s’il n’y a plus de criminel après une amnistie, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de crime. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas eu de victimes. « En Corse, vous avez deux gendarmes qui ont été tués par des indépendantistes et qui ont eu la médaille du terrorisme. L’indépendantisme corse c’est du terrorisme, l’indépendantisme kanak non », commente l’avocat. Une audience sur le sujet s’est tenue ce mardi devant la cour administrative d’appel de Toulouse. Le jugement est attendu dans les prochaines semaines, tout comme celui concernant la demande d’indemnités jugée à Lille.
Pas un « discours de haine » mais « de chagrin »
Pendant des années, Linda a tout fait pour comprendre le déroulé des évènements d’avril 1988. Mais la tâche s’est avérée impossible : les gendarmes sont des militaires et l’armée est une grande muette. « C’était tellement secret. Jusque-là, nous n’avions pas une vision globale de ce qui s’était passé », explique Linda, qui a pu mieux reconstituer « le puzzle » en lisant le rapport Calhiol.
« Très vite, on a compris que les Kanak étaient aussi victimes que nous. Ils ont tué certes, mais ils ne voulaient pas », avance la veuve, qui évoque des actes isolés. « Ce n’est pas un discours de haine, c’est un discours de chagrin », tient à préciser sa fille, Natacha, qui s’est rendue en Nouvelle-Calédonie dix ans après le drame. Elle avait 20 ans à l’époque et voulait parler à des Kanak, « pour comprendre ». « J’ai rencontré le fils de celui qui a tiré sur mon père. Entre grandir en tant que fille de gendarme et fils de Kanak qui a tué un gendarme, finalement, il y a beaucoup de choses qui se rejoignent, explique-t-elle. C’est l’histoire du colonialisme qui se rejoue. »
Sa nièce, Léa, a 25 ans. Elle n’a pas connu son grand-père, mais a tenu à venir à l’audience.Léavoudrait qu’un jour, toute la lumière soit faite sur ce qui s’est passé en avril 1988 à Ouvéa. « C’est l’histoire de ma famille. J’espère qu’elles seront encore là, mais, à mon avis, je serai la seule à voir, peut-être, la vérité exploser », dit-elle en pointant du menton sa mère, sa tante et sa grand-mère.
Source : France TV Info
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