Violences conjugales: les victimes travaillent leur parade

Lors de l’atelier d’autodéfense organisé par la brigade de protection des familles du Rhône, à Sathonay, le 10 décembre.

Lors de l’atelier d’autodéfense organisé par la brigade de protection des familles du Rhône, à Sathonay, le 10 décembre. Photo Hugo Ribes. Item

La brigade de protection des familles de la gendarmerie du Rhône organise des initiations aux techniques d’autodéfense pour les femmes ayant subi des violences intrafamiliales. Une expérimentation qui les aide à reprendre confiance.

Le gymnase du camp militaire de Sathonay, au nord de Lyon, est habituellement désert le week-end. Ce samedi, vers 9 h 30, un groupe se forme timidement sur le revêtement en caoutchouc. Une quinzaine de femmes font face à six gendarmes. L’adjudante Karine Bonnefond, en charge de la brigade de protection des familles (BPF), donne le top départ de cette journée particulière.

En 2009, le département du Rhône a été désigné pour tester cette unité de lutte contre les violences intrafamiliales, avant que le dispositif ne soit étendu en 2011 à tout le pays, en zones gendarmerie comme en zones police. Karine Bonnefond pousse désormais l’expérimentation plus loin : depuis 2015, elle organise deux fois par an des journées «stop victimes», afin d’«apprendre aux femmes à se défendre, à éliminer l’appréhension face aux individus agressifs», dit-elle. Les participantes répètent gestes et positions, pour esquiver les coups, se dégager lorsqu’elles sont maintenues à terre, porter les premiers secours «à soi et aux enfants», précise la gendarme.

«Cas par cas»

Lors des trois précédentes éditions, une trentaine de femmes avaient répondu présent. Ce samedi-là, la grève des transports et la circulation alternée ont décimé les troupes. «L’objectif n’est pas le nombre, souligne-t-elle. Des cours de self-défense, vous en trouvez partout, tous les week-ends. Notre spécificité, c’est de cibler les femmes violentées. C’est du cas par cas, on les prend avec leur histoire.» Un vécu que personne ne les oblige à raconter sur les tapis de mousse, mais que trahissent parfois un réflexe ou un regard.

Pour s’inscrire, elles ont seulement rempli une fiche où elles expliquent ce qu’elles attendent de cette initiative. A la fin de la journée, certaines viennent se renseigner sur une demande d’hébergement ou sur l’amorce d’une procédure judiciaire. D’autres, sorties d’affaire depuis des années, cherchent encore une prise en charge adaptée aux séquelles psychologiques qui persistent. «On ne peut jamais dire à l’avance comment ça va se passer. On sait dédramatiser et on n’est pas là pour juger», résume Karine Bonnefond.

Yeux clairs et silhouette longiligne, l’adjudante de 37 ans a obtenu une maîtrise de psychologie avant de faire l’école de gendarmerie. Elle se consacre aux violences familiales depuis une dizaine d’années. Nommée en 2014 à la BPF du Rhône, elle s’appuie sur un réseau associatif solide. Quand elle n’enquête pas sur une affaire, elle forme des collègues dans le département.

La première audition est souvent décisive. Une trame précise balaie les différentes violences : verbales, psychologiques, physiques, économiques et administratives (privation des moyens de paiement, de papiers d’identité) et sexuelles. «Je questionne avec délicatesse, mais droit au but, pour ne rien oublier, ne pas laisser de portes ouvertes», dit la gendarme. L’entretien dure en moyenne quatre à cinq heures. Les cas les plus ardus atteignent huit heures.

Reportage sur des ateliers "Stop victimes, plus jamais!" initiations aux techinques d&squot;auto défense à destination de personnes victimes de violences conjugales.  Ces ateliers, uniques en leur genre en France sont organisés par la brigade de protection des familles de la gendarmerie du Rhône. Caserne de Sathonay camp, 10 décembre 2016.

Au gymnase militaire de Sathonay, un groupe s’exerce à la position latérale de sécurité, dans laquelle on doit placer une personne inconsciente. Une dame est priée de récapituler. Elle murmure, précise qu’il faut privilégier le côté gauche chez la femme enceinte (pour éviter l’écrasement de la veine cave inférieure). L’instructeur opine.

La grossesse est l’un des facteurs d’apparition de la violence au sein d’un couple – comme l’annonce d’une maladie grave ou un changement de situation professionnelle (chômage, retraite). Et 97 % des victimes que reçoit Karine Bonnefond sont des femmes pour qui le «basculement vers la violence physique est très rapide», tandis que les hommes subissent surtout des pressions verbales et psychologiques. Mais les femmes restent très majoritaires, selon la dernière enquête de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, puisqu’elles représentent 75 % des victimes de violences de la part d’un conjoint ou ex-conjoint en 2014-2015.

«Résistance»

C’est une première ce samedi : un garçon participe à la session. Michaël, 22 ans, envisage d’intégrer la gendarmerie. Il accompagne une amie qui a subi des violences. Son groupe a commencé par l’atelier «taï-jitsu» : des techniques pour éviter de se faire bousculer ou se défaire de quelqu’un qui vous prend aux poignets. «Si l’agresseur n’est pas habitué à une résistance, il va être scotché, commente Karine Bonnefond. On ne prétend pas en faire des guerrières, il s’agit de gagner quelques secondes pour se mettre à l’abri et appeler à l’aide.» Claude, l’un des gendarmes qui dirige la leçon, rassure : «Ne focalisez pas si ça ne marche pas d’emblée, on essaie autre chose et on n’oublie pas de se déplacer.»

Les binômes doivent simuler un coup porté à la poitrine. Les instructeurs s’empoignent, les femmes s’effleurent. L’une d’elles quitte furtivement la pièce en pleurs. Vers 11 heures, les groupes tournent. Une dame, la cinquantaine, vient pour la troisième fois. Elle raconte «l’emprise psychologique, il y a longtemps» : «A l’époque, si on n’était pas mariés, on ne pouvait pas déposer plainte. Vingt ans plus tard, le principal témoin ne veut toujours pas parler : pas de témoignage, pas de plainte», souligne-t-elle amèrement. La brigade de protection des familles traite de plus en plus de cas anciens, qui remontent à la surface quand approche le délai de prescription.

Pour les auditions de mineurs, Karine Bonnefond sollicite l’expertise de la brigade de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) dont elle partage les locaux à la caserne de la rue Bichat, à Lyon. Car «après avoir vu la mère, le père, j’ai toujours cette appréhension d’orienter les réponses des enfants», confie-t-elle.

Reportage sur des ateliers "Stop victimes, plus jamais!" initiations aux techinques d&squot;auto défense à destination de personnes victimes de violences conjugales.  Ces ateliers, uniques en leur genre en France sont organisés par la brigade de protection des familles de la gendarmerie du Rhône. Caserne de Sathonay camp, 10 décembre 2016.

Rue Bichat, Karine Bonnefond dispose de bureaux agréables, avec un salon, un coin café. L’adjudante porte rarement ses galons. Elle passe son uniforme lorsqu’elle doit entendre l’auteur présumé des violences. Ses moyens financiers sont limités, mais elle peut compter sur le soutien de sa hiérarchie : «La première fois que j’ai parlé de cette idée de journée, mon commandant n’a pas compris, se souvient-elle. Notre rôle premier, c’est la répression. Pourquoi travailler avec des femmes qui ont déjà subi des violences ? Il a fini par me demander de le former à la question.» Depuis, elle a le champ libre et se sait privilégiée. Sur les centaines de BPF officiellement lancées en France en 2011, un certain nombre n’ont qu’une existence théorique. Les mentalités évoluent avec lenteur, y compris chez les femmes. «Par exemple, on se rend compte, en discutant, que pour beaucoup de victimes, le viol conjugal n’existe pas», pointe la gendarme.

Les plans successifs du ministère des Familles, de l’Enfance et du Droit des femmes contribuent à la mutation des pratiques : «Il y a quelques années, quand on intervenait au domicile, on demandait à madame si elle avait de la famille, une solution chez des amis et on convoquait le mari ultérieurement, explique Karine Bonnefond. Depuis deux ans, les directives ont changé : la priorité, c’est de maintenir la victime et les enfants à la maison, donc d’interpeller le conjoint.» S’il a quitté les lieux et menace de revenir, si la femme est isolée et ne peut pas se payer une nuit d’hôtel, il existe une chambre d’urgence accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une seule chambre que se «partagent» police et gendarmerie dans un département qui compte 1,8 million d’habitants…

Se défouler

En 2015, 122 femmes sont mortes en France sous les coups de leur compagnon, dont 12 en Auvergne-Rhône-Alpes et 6 dans le seul département du Rhône. «On me répond souvent : ce n’est pas tant que ça, déplore Karine Bonnefond. Par contre, on commence à réagir quand je calcule le coût du traitement d’une victime.» Impossible d’évaluer les retombées d’une journée «stop victimes» : «Faire du chiffre sur la problématique des violences intrafamiliales, ça n’a pas de sens, estime Claude, l’un des gendarmes. En revanche, ce qu’on peut quantifier, ce sont les interventions que l’on ne fait plus : certaines de ces femmes sortent de notre tableau de bord, elles continuent pourtant à vivre.»

Après un pique-nique au mess de la caserne, les participantes alternent lutte au sol et kick-boxing. Ce dernier atelier a été mis en place à la demande de femmes qui voulaient se défouler et «voir ce que ça fait de taper». Sur le ring, une quadra, tee-shirt bleu, enchaîne les directs et les coups de pied. Un instructeur encaisse et l’encourage à accélérer la cadence. Elle finit essoufflée mais ravie : «C’est le sport que j’ai toujours voulu faire et qu’on m’a toujours interdit plus jeune. Pour mon agresseur[un membre de la famille, ndlr], il fallait que je reste vulnérable.»

Maïté Darnault Correspondante à Lyon

Source : Libération

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