Un serrurier en garde à vue après avoir dénoncé des violences conjugales

Un serrurier en intervention chez un couple de Créteil (Val de Marne) a été témoin le 6 septembre 2025 de coups portés sur l’épouse d’un mari violent. Après avoir prévenu la police de cette agression, le mari a été entendu et a nié les faits estimant qu’il s’agissait d’une dénonciation calomnieuse. Deux jours après, l’artisan a été placé en garde à vue sur instruction du parquet de Créteil. Une vidéo l’a sauvé in extremis. Plongée entre peur, non-dits et aveuglement judiciaire et policier.
Si c’était à refaire, ce trentenaire y réfléchirait à deux fois avant de composer le 17. Ce qui est normalement un acte citoyen pour voler au secours d’une personne en danger lui a valu de finir en garde à vue au commissariat de Créteil avec menottes, cordon retiré de son pantalon de survêtement, cellule, attente et audition pour dénonciation calomnieuse. Et il se retrouve désormais « défavorablement connu des services de police » puisqu’il a été mis en cause, échappant de peu à des poursuites.
C’est une affaire rare – heureusement – mais symptomatique du manque de formation de policiers et de magistrats dans le recueil de la parole des femmes victimes et des témoins de ces violences et qui apportent, parfois, des réponses tout aussi violentes. Pourtant, “la lutte contre toutes les violences sexistes et sexuelles est le 1er pilier de la grande cause du quinquennat pour l’égalité entre les femmes et les hommes”, nous explique le site gouvernemental “arrêtonslesviolences” rappelant les engagements pris par Emmanuel Macron le 25 novembre 2017.
Cette grande cause du quinquennat, ce serrurier ne l’a pas ressentie. Le 6 septembre 2025, celui qui gère une entreprise en Seine-et-Marne se rend chez un couple de sexagénaires vivant à Créteil (Val-de-Marne) pour récupérer un chèque.
Dans l’appartement, l’ambiance est tendue autour du montant lié à une intervention. Mais c’est un tout autre événement qui va faire monter la tension d’un cran. Une première fois, le mari porte un coup à sa femme. Elle tombe par terre. « C’était vraiment sans aucune raison, il l’attrape et il la met par terre et moi il me met à la porte », témoigne l’artisan auprès de Blast. Il re-sonne : « La femme m’ouvre, désolée mais vraiment choquée. Le mari retape sa femme et me remet dehors ».
Le serrurier redescend devant l’immeuble, rappelle la cliente et lui reparle de l’agression. À ce moment, il enregistre la conversation pour prouver ce qu’il avance. « Comme on est agréé assurance, si jamais la situation se retourne contre moi au moins je peux justifier que je n’ai rien à voir dans cette histoire et que ce n’est pas moi qui ai porté des coups à cette dame », justifie-t-il. Il ne sait pas encore que cet enregistrement lui sauvera la mise.
Au téléphone, la dame lui dit « je vous enverrai le paiement par chèque ». Il lui répond : « Le problème n’est pas tant le paiement, poursuit le trentenaire, c’est ce qui vient de se passer ».
L’enregistrement de l’appel du serrurier à ses clients du jour.
Document Blast
Après cet appel, il prévient la police. Les agents interviennent mais le couple est déjà parti. Le mari sera placé en garde à vue et entendu sur les faits le dimanche. Il conteste tout. La femme aussi est entendue. Elle nie les faits et, logiquement, ne dépose pas plainte.
Joint par Blast, le parquet de Créteil indique que pour les « violences par conjoint », « l’affaire a été classée à l’issue de la garde à vue du mis en cause, faute d’éléments. Il ressort en effet de la procédure que la dame a accidentellement chuté au sol à l’occasion d’un différend avec le serrurier ». Ce qui ne ressort pourtant pas de la conversation téléphonique entre le serrurier et la femme.
L’artisan est lui rappelé le mardi 9 septembre pour venir signer sa déposition. Dans le bureau de l’Officier de police judiciaire, le jeune homme présente sa pièce d’identité. L’enquêteur lui dit à ce moment : « Vous êtes placé en garde à vue pour dénonciation calomnieuse ». Le serrurier est sonné. C’est le parquet de Créteil qui a donné cette instruction. « Je leur dis que j’ai une vidéo qui prouve tout. Il me répond que ce n’est pas le moment. Et je suis menotté et conduit en cellule ».
L’audition intervient 5 heures après. C’est à ce moment qu’il montre la vidéo qui permettra de le disculper. Il ressort de garde à vue aux alentours de 22 heures après avoir perdu une journée de travail.
Sur cette garde à vue, le parquet de Créteil dit que « l’affaire a été classée pour infraction insuffisamment caractérisée à l’issue de la mesure de garde à vue du serrurier. A noter toutefois que ce dernier est revenu sur ses premières déclarations en indiquant ne pas avoir voulu parler de coups de poings mais de bousculades ». Là encore, avec l’épouse, dans l’enregistrement il parle de coups, ce qu’elle ne contredit pas.
« On est des petits artisans, reprend-t-il. On travaille 7 jours sur 7, de 6 heures à 22 heures, je n’ai pas de temps à perdre, je ne vais pas m’amuser à dénoncer des choses qui n’existent pas. Je n’ai pas cherché quelque chose, je n’avais rien à gagner. Ce à quoi j’ai assisté, ce n’est pas anodin. Je vois dix clients par jour, je fais ça depuis des années, je n’ai jamais assisté à une telle scène ».
Puis il souffle : « Le message envoyé est catastrophique. Si demain je suis à nouveau témoin de violences, je ne suis pas sûr de le signaler à nouveau ».
Et c’est là tout le problème. Muriel Bichaud, éducatrice, thérapeute familiale et coordinatrice de la Maison d’Ella assure des formations à l’école nationale de la magistrature ou aux policiers qui suivent des sessions, sur la base du volontariat. Le but : savoir recueillir la parole des victimes, détecter les signaux faibles. Elle estime : « Un témoin qui dénonce des violences à autre chose à faire surtout quand il n’a pas de lien direct avec la victime ». Et de noter qu’il n’est pas rare que lors d’intervention à domicile pour des violences intrafamiliales que des victimes se retournent contre les policiers. « Ce sont des cas typiques de victimes sous emprise. Ce sont des situations horribles, mais rassurantes pour elles. Parfois, elles n’ont connu que ça. Le dysfonctionnement dans le couple fonctionne ».
Rien de surprenant donc à ce que la victime de Créteil conteste les faits et refuse le dépôt de plainte. Le serrurier l’analyse lui aussi comme tel : « C’est un couple qui a plus de 60 ans, ce n’est pas parce que quelqu’un dénonce des faits de violences conjugales que la femme va tout dire et changer de vie du jour au lendemain. De là à me placer en garde à vue ».
Me Emmanuel Daoud, avocat spécialisé et co-président de l’association investie dans la lutte contre les violences faites aux femmes Lawyers 4 women, réagit à cette affaire : « Ce sont des faits d’une banalité affligeante puisqu’il y a nombre de cas où la victime de violences conjugales ou intrafamiliales, plutôt que de dénoncer les faits puisqu’elle est terrorisée, sous emprise, conteste que des coups ont été portés et ne va pas déposer plainte. Les autorités judiciaires et policières doivent pouvoir identifier les signaux faibles pour poursuivre les investigations même s’il y a des dénégations. Malheureusement, la formation aujourd’hui n’est pas suffisante, il y a encore trop souvent des cas comme ceux décrits à Créteil ».
Il s’étonne en revanche : « Ce qui est peu commun c’est qu’une procédure aussi rapide s’en suive et qu’on place en garde à vue une personne dans ce contexte. Ce qui aurait pu être fait c’est réaliser une audition libre. Y a une incongruité. La permanence pénale réagit par rapport aux éléments qu’on leur remonte. C’est dire aux citoyens, citoyennes qui font leur boulot de prêter assistance, de dénoncer des faits qui sont portés à leur connaissance ne vous en mêlez pas, ça risque de vous retomber dessus. Si vous êtes témoin d’un crime ou d’un délit vous devez l’empêcher sauf si vous vous mettez vous même en danger ».
Me Emmanuel Daoud ajoute : « Un enregistrement fait à l’insu des gens n’est pas une pièce irrégulière, un juge pénal accepte tout type de preuve. Un enregistrement clandestin, un document volé est recevable ».
Ironie de l’affaire, en 2019, le tribunal de Créteil avait été désigné comme juridiction pilote sur le sujet à l’issue du « Grenelle des violences faites aux femmes ». C’est sur ce ressort qu’avait été lancé en 2014 le téléphone grave danger qui permet aux femmes victimes d’appeler plus rapidement les forces de l’ordre. Pour paraphraser Joe Dassin, c’était « il y a une éternité, un siècle », il y a 11 ans…
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret / Margaux Simon
Source : Blast
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