Pourquoi il faut (re)lire « L’Obsolescence de l’homme » de Günther Anders

Le 10 septembre 2020 nous avons publié « L’inspiration vient d’ailleurs ; pourquoi pas chez nous ? », un article du Général (2s) Roland DUBOIS, relayé par Les Volontaires Pour la France.

A la suite de cette publication deux commentaires m’ont interpellé et c’est la raison pour laquelle je fais aujourd’hui cette présente publication  concernant Günther Anders dans  » l’obsolescence de l’homme ».

Dans l’espoir que cela éveille les esprit…

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L’été est une saison idéale pour ralentir, se déconnecter de l’actualité et, pour les plus téméraires d’entre nous, (re)lire des classiques. L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders en est un. Dans ce texte magistral de 1956, le philosophe allemand s’alarmait de l’idolâtrie pour le progrès technologique au service d’une civilisation des loisirs où les machines auraient retiré aux hommes toute la pénibilité de l’existence.

C’est un livre qui n’a pas la postérité qu’il mérite. À sa publication, en 1956, il connut pourtant un très grand succès, comme en témoignent les nombreux retirages et nouvelles éditions de l’essai à l’époque, avec des ajouts de l’auteur justifiant la réimpression de ses thèses écrites plusieurs années auparavant. Bravache, Anders écrit même ceci, en préface à la cinquième édition de L’Obsolescence de l’Homme : « Non seulement ce volume que j’ai achevé il y a plus d’un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd’hui encore plus actuel ». Et pourtant, peu de nouvelles éditions sont à signaler depuis le début du XXIe siècle – surtout aucune en livre de poche permettant de démocratiser ce texte essentiel.

« Même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos copains portatifs »

Songeons aux économistes, sociologues et philosophes du progrès et des loisirs qui sont tombés en désuétude parce que leurs analyses de la télévision ne résistaient pas à l’arrivée d’Internet, tandis que celles les analyses sur Internet étaient rendues caduques par l’invasion des réseaux sociaux… L’obsolescence de leurs thèses était indexée sur les objets qu’ils observent. Avec le livre d’Anders, ça n’est pas du tout le cas.

Faites l’exercice honnêtement. Lisez ces quelques lignes sans chercher à savoir qui a pu les écrire et quand : « Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces être faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio – pour écouter les émissions au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons, ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et, ne nous détendant ou nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparents amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme de véritables amis ».

Impossible de ne pas être percuté par l’incroyable actualité de ces lignes… écrites en 1956. Remplacez « radio » par « smartphone », « émissions » par « podcasts », rajoutez « Netflix » et « réseaux sociaux » à l’ensemble, et observez comme ce texte correspond à la perfection à notre temps. La puissance de ce texte visionnaire est sans égale. Déjà, à l’époque, Anders voyait que la croyance dans un salut par le progrès technologique était vaine si cela ne nous permettait pas de nous resocialiser, de nous rapprocher les uns des autres. Pire, en consommant des loisirs de masse, le travailleur contribue lui même à la standardisation des goûts, des usages, nous dit le philosophe allemand. Les appareils de transmission et les émissions (ou les « contenus » pour être plus moderne) aliènent la singularité de chacun dans un mouvement qui nous rend interchangeables – et donc obsolètes.

Le problème de la « honte prométhéenne »

Anders est conscient des critiques que son propos peut susciter, et il se défend par avance contre ceux qui voudraient le dépeindre en réactionnaire en rétorquant que le problème est rhétorique : les défenseurs du progrès jugent ce dernier bon par essence et défendent un bloc, celui du up to date : tant que l’on peut avoir la dernière version de l’homme, on doit le faire, et honte à ceux qui ne s’adaptent pas ! C’est ce qu’Anders appelle « la honte prométhéenne ».

Pour appuyer sa démonstration sur le progrès inutile et même « mortifère », il ajoute une seconde partie intitulée : « Sur la bombe et les raisons de notre aveuglement face à l’apocalypse » avec des analyses qu’il développera dans d’autres livres, notamment La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique. Ses thèses sont saisissantes et implacables sur l’insuffisante remise en question de notre rapport à la technique après Auschwitz et Hiroshima.

« Aux États-Unis, on peut affirmer que la mort est déjà devenue introuvable »

En tirant le fil de la « honte prométhéenne », Anders tire des conclusions pleines de prescience. Ainsi, à la fin du livre, il prédit l’émergence du courant transhumaniste en ces termes : « De la croyance au progrès découle donc une mentalité qui se fait une idée tout à fait spécifique de « l’éternité », qu’elle se représente comme une amélioration ininterrompue du monde ; à moins qu’elle ne possède un défaut tout à fait spécifique et qu’elle soit simplement incapable de penser à une fin (…). Aux États-Unis, on peut affirmer que la mort est déjà devenue introuvable. Puisqu’on y considère que seul existe « réellement » ce qui toujours s’améliore, on ne sait que faire de la mort, si ce n’est la reléguer en un lieu où elle puisse indirectement satisfaire à la loi universelle du perfectionnement ». La boucle est alors bouclée. Disciple de Husserl, premier mari de Hannah Arendt, Anders a fréquenté les plus grands esprits du siècle et signait en 1956 un livre de leur niveau. Si ce n’est déjà fait, lisez donc L’Obsolescence de l’homme pour comprendre notre époque.

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Image à la une : Bombardement atomique d’Hiroshima le 6 août 1945 / 509th Operations Group – Wikimedia

Source :  Usbek & Rica

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