POLICE «T’es comme dans une lessiveuse»

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Aulnay-sous-Bois, le 6 février 2017. Marche contre les violences policières après l’agression de Théo L. COMMANDE N° 2017-0215

Ce mercredi à Paris, les policiers descendent dans la rue pour une «marche de la colère». Certains d’entre eux ont raconté à «Libération» leurs conditions de travail qui se détériorent et le mal-être qui gagne du terrain.

«La colère monte de partout. On se retrouve avec des corps d’officiers et de commissaires qui rejoignent le mouvement. C’est très rare», constate Jean-Philippe (1), policier dans une unité de force mobile. «Dans mon service, tout le monde a prévu d’aller à la manifestation», abonde Jules, officier de police judiciaire (OPJ) en région parisienne. «J’ai eu des nouvelles d’un collègue en province, il est remonté comme un coucou : pour pallier le manque d’OPJ dans son service, on lui change sans cesse ses horaires. Lui aussi sera là demain !» nous écrit une gradée de la région parisienne. Tous grades confondus, combien seront-ils à faire front uni, ce mercredi, pour la «marche de la colère» ?

C’est une première depuis vingt ans : une vingtaine d’organisations appellent, d’une seule et même voix, à un rassemblement au cœur de la capitale. Forces mobiles usées par le maintien de l’ordre, enquêteurs harassés par la paperasse procédurale, gardiens de la paix lassés par le manque de moyens – humains et matériels – au quotidien (lire aussi pages 12 et 13)… La mobilisation sera «historique», promet déjà l’intersyndicale. Et encore, tous les fonctionnaires soutenant la contestation ne pourront être présents : «Comme nous n’avons pas le droit de grève, beaucoup de mes collègues ne monteront pas à Paris car ils ne sont pas de repos. Et ceux en congés préfèrent passer le mercredi avec leur famille qu’ils voient très peu», explique Jean-Philippe, CRS dans le sud de la France.

La maison police gronde et entend bien le faire savoir. Les syndicats parlent d’une «lame de fond» pour évoquer ce malaise diffus et profond dans les rangs, singulièrement marqués cette année par le nombre de suicides. Depuis les attentats de 2015, et la mobilisation des gilets jaunes, les policiers sont épuisés. «On est à flux tendu, rien ne change. Et l’été a été loin d’être calme : le G7 a nécessité un déploiement énorme, poursuit le CRS. Physiquement, nous sommes très fatigués. Moralement, c’est encore plus dur.» Faire plus avec moins, telle est l’équation dénoncée par tous. «Quand tu tournes toute une soirée avec un seul véhicule, t’es comme dans une lessiveuse. T’arrives chez toi, tu ne sais plus comment tu t’appelles !» déplore Juliette, gradée dans une grande ville. En moins d’un an, cette quinquagénaire a vu l’effectif de sa brigade réduit d’un tiers : «Mes gars ont été mutés mais pas remplacés.» Avant, elle formait avec ses équipes jusqu’à trois patrouilles. Aujourd’hui ? Une seule. La charge de travail, elle, n’a pourtant pas baissé. Résultat : «Pendant une vacation, t’as même pas le temps d’aller pisser ou de manger.»

 

Pénibilité

En outre, le manque de moyens matériels n’arrange rien. Alain, vingt-cinq ans de carrière dont dix-huit en investigation, complète : «A une époque, je devais acheter mes propres stylos et même mon rouleau de papier toilette !» Le tout dans un commissariat de province particulièrement vétuste, comme il en existe des dizaines sur le territoire. Du bricolage, auquel vient s’ajouter chez certains agents ce sentiment vain de «vider l’océan à la petite cuillère». Ainsi que le rappellent des tracts de l’intersyndicale, ils réclament une «réponse pénale, efficace et dissuasive».

«Les gens pensent que nous sommes des nantis, mais il ne faut pas oublier que nos heures supplémentaires ne sont pas payées et que nos primes de nuit sont insignifiantes», poursuit Juliette, inquiète comme beaucoup pour sa retraite. De fait, les fonctionnaires craignent que leur statut spécifique ne fasse les frais de la réforme : «Nos interlocuteurs restent suffisamment peu clairs pour qu’on ne soit pas sereins», ironise Marc, commandant en région parisienne. Autre difficulté au cœur de la pénibilité des conditions de travail : les cycles horaires. «A partir du moment où on doit assurer un service 24 h/24, on a forcément des vies de famille compliquées à gérer», concède Marc, qui ira battre le pavé pour bousculer l’administration dans une période où «les policiers sont pourtant sursollicités et surexposés». Ce rythme «très pénalisant» a valu un divorce à Alain : «Le fait de rapporter ses soucis à la maison, de ne jamais être là… Ça m’a clairement coûté ma vie familiale», dit le quadragénaire, qui s’est depuis tourné vers un poste administratif pour retrouver une certaine stabilité. Sur le sujet, l’Intérieur expérimente un nouveau cycle horaire permettant aux agents de bénéficier d’un week-end de trois jours tous les quinze jours. Mais en contrepartie, ce format nécessite de rallonger le temps de travail : «Douze heures sur la voie publique, c’est un enfer !» alerte Juliette, lassée par ces initiatives «déconnectées de la réalité du terrain». Dans les rangs, le sentiment d’être écrasé par «le poids hiérarchique» affleure souvent : «Il y a aussi un problème de management, avec des consignes très verticales voire aberrantes, mais que la hiérarchie fait appliquer. A l’inverse, les bonnes idées de la base ne remontent jamais», explique Jules.

 

«Polémique»

Enfin, «depuis les manifestations des gilets jaunes, qui sont venues s’ajouter aux problèmes liés à nos impératifs de boulot, nous sommes sous pression», souligne Marc. D’autant que l’image des forces de l’ordre s’est écornée au fil des mois : depuis le début du mouvement, l’Inspection générale de la police nationale a ouvert plus de 300 enquêtes sur des suspicions de violences policières. La question du maintien de l’ordre est désormais incontournable. «Nous travaillons dans un contexte de polémique permanent, de plus en plus clivant. Comme si le regard collectif autour de cette mobilisation sociale avait basculé pour se focaliser sur un match entre deux camps : les gilets jaunes et la police», déplore le gradé. «Les policiers ont été félicités pendant les attentats, puis critiqués lors des manifestations. C’est moralement épuisant», confie de son côté Jules, qui estime que «les suicides sont le symptôme le plus évident du malaise de la profession». Car les policiers qui défileront ce mercredi n’oublieront pas la cinquantaine de camarades disparus depuis janvier.

Policier depuis une dizaine d’années, Jules développe : «Sur le sens du métier et la place du policier dans la société, il n’y a aucune réflexion de fond. On ne se pose pas la question de l’utilité réelle de ce qu’on fait. Pour éviter les suicides, il faut aussi s’attaquer à ça et ouvrir le débat plus largement qu’aux seuls policiers.» En 2017, ce trentenaire a fini par faire un burn-out. Dans un milieu plutôt viriliste où on parle peu de ses faiblesses, il tient désormais un rôle de conseiller : «Maintenant, je suis identifié. Ceux que je connais et qui sont à deux doigts de se foutre en l’air m’appellent.» Ce policier reconnaît à Beauvau «un énorme changement» ces derniers mois sur la question. Mais le chantier reste grand pour répondre au mal-être endémique de la profession. «Cela fait des années que ça dure, mais on ne nous entend pas», grogne Juliette.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.

Source : Libération

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