Passe sanitaire et libertés : « S’il est validé, il risque de s’installer dans le paysage »

Le Conseil constitutionnel rendra ce jeudi 5 août sa décision sur la loi élargissant le passe sanitaire. Le professeur de droit Serge Slama analyse les enjeux de cet examen, qui pourrait selon lui ouvrir la voie à des restrictions durables des libertés.

Couperet ou simple formalité ? Le Conseil constitutionnel rendra ce jeudi 5 août sa décision sur la dernière loi de gestion de l’épidémie de Covid-19, dont la mesure phare consiste en l’élargissement du passe sanitaire. L’institution avait été saisie par le Premier ministre et par des députés et sénateurs le 26 juillet, peu après le vote du texte au Parlement.

Le Conseil a aussi reçu ce mardi une contribution extérieure de la CGT, de Solidaires et de la FSU : les trois syndicats y dénoncent une « atteinte aux libertés fondamentales », notamment en raison des sanctions prévues pour les salariés qui ne présenteraient pas un test négatif ou leur certificat de vaccination. « La loi va renforcer la subordination des salariés en octroyant aux employeurs des nouvelles dispositions disciplinaires non encadrées », pointent les organisations dans un communiqué.

Le passe sanitaire est déjà obligatoire depuis le 21 juillet dans les lieux de loisirs et de culture de plus de 50 personnes. Avec le projet de loi, il doit être étendu aux cafés, restaurants, foires et salons professionnels, ainsi qu’aux avions, trains, cars longs trajets et aux centres commerciaux sur décision des préfets. Il concernera également les établissements médicaux, sauf urgence. Selon Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble Alpes et membre du Centre de recherches juridiques (CRJ), la décision des Sages, si elle valide la loi, risque d’entériner un précédent dangereux pour les libertés

Marianne : Quelles sont les mesures les plus sensibles quant au respect des libertés ?

Serge Slama : Parmi les dispositions les plus critiquables d’un point de vue constitutionnel, il y a d’abord le fait de rendre automatique l’isolement obligatoire de toute personne testée positive au Covid-19, dès que le résultat est communiqué. Jusqu’à présent, l’isolement ou la quarantaine, principalement des personnes arrivant en France, devait faire l’objet d’une décision du préfet après avis du directeur de l’Agence régionale de santé (ARS). La nouvelle mesure créerait un régime inédit de privation automatique de liberté, sans décision de l’autorité publique ni examen au cas par cas, qui pourrait toucher plusieurs dizaines de milliers de personnes chaque jour. Et qui est assorti de sanctions en cas non-respect, même si les contrôles ont été confiés à l’assurance-maladie et non aux forces de l’ordre.

Ensuite, on pense évidemment à l’extension du passe sanitaire à certaines activités du quotidien, bien au-delà de ce qu’avait prévu la loi du 31 mai dernier pour les « grands rassemblements ». Un point de débat pourrait se cristalliser sur l’absence de distinction entre l’intérieur des restaurants et les terrasses, alors que le risque sanitaire semble moins important à l’extérieur. Autre problème : l’introduction du passe non seulement pour les visiteurs des hôpitaux, mais aussi pour les patients dans le cadre de soins programmés [c’est-à-dire non urgents], avec le risque d’atteinte au droit à santé que cela implique par le non-recours aux soins. Ce qui vient d’être dénoncé par l’Ordre des médecins. S’y ajoute la question de l’accès aux biens de première nécessité, en cas d’instauration du passe à l’entrée des centres commerciaux.

« Avec l’extension du passe sanitaire, on admet que l’on doit justifier de son état de santé pour accéder à des activités du quotidien, ce qui me semble très dangereux d’un point de vue des libertés. »

La suspension prévue pour les salariés soumis au passe sanitaire est un autre aspect important. La réalisation d’un dépistage toutes les 48 heures apparaît exigeante, surtout si ceux-ci deviennent payants et que ces mesures touchent les travailleurs les plus précaires. On peut aussi s’interroger sur le fait de soumettre les mineurs au passe sanitaire fin septembre, alors que le bilan bénéfice-risque apparaît moins avéré pour eux. Ou encore le fait que l’autorisation d’un seul titulaire de l’autorité parentale soit requise pour la vaccination des mineurs. Un dernier point problématique est la possibilité de sanctionner pénalement un étranger en instance d’éloignement, dans le cas où il refuserait de se soumettre à une obligation sanitaire telle que le test PCR.

Quels enjeux pose l’examen du texte ?

Si ses mesures étaient validées, elles créeraient plusieurs précédents. En tant que chercheur, j’ai travaillé sur les différents états d’urgence, et les dispositifs instaurés durant ceux-ci ont été à chaque fois pérennisés dans le droit commun. Comme par exemple les assignations à résidence de 2015 ou les couvre-feux. Là encore, le passe sanitaire risque de s’installer durablement dans le paysage. Or, avec son extension, on admet que l’on doit justifier de son état de santé pour accéder à des activités du quotidien, ce qui me semble très dangereux d’un point de vue des libertés. Par un effet cliquet, un tel instrument pourrait être à nouveau employé dans de futures crises. D’une manière similaire, l’isolement automatique pourrait ouvrir la voie à d’autres restrictions de liberté, qui ne nécessiteraient pas de décision de l’administration ou du juge.

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Les autorités publiques auraient pu faire le choix d’une vraie obligation vaccinale, qui aurait été moins pernicieuse et moins inégalitaire. Le passe sanitaire est formellement un instrument visant à prévenir le risque de diffusion du Covid-19. En réalité, il est utilisé comme un levier juridique pour amener les citoyens à se vacciner en les acculant dans des situations impossibles à tenir, sauf à se soustraire à la vie sociale collective. D’autant que la vaccination obligatoire est une mesure qui existe déjà, et pour laquelle il y a déjà une jurisprudence des juridictions suprêmes bien établie. Cette solution aurait toutefois posé le problème des sanctions à appliquer, qui ne sont pas aisées à définir pour la population générale.

Selon quels critères le Conseil constitutionnel prendra-t-il sa décision ?

Compte tenu de l’atteinte aux libertés, il évaluera si les restrictions prévues par la loi sont nécessaires, adaptées et surtout proportionnées par rapport aux objectifs sanitaires poursuivis. Cela ne veut pas dire qu’il substitue son appréciation à celle du législateur. Néanmoins, il contrôle ses choix : aurait-on pu prendre des mesures moins contraignantes pour répondre aux buts qu’il a définis ? En pratique, c’est au gouvernement de présenter des éléments pour justifier ces choix, par exemple en vue de démontrer l’efficacité sanitaire de son dispositif et qu’il est le plus adapté aux circonstances. Dans les faits, on constate toutefois que les membres du Conseil n’effectuent pas réellement un contrôle de proportionnalité exigeant, qui reposerait sur des données tangibles.

Quels arbitrages pourraient-ils rendre ?

Le Conseil constitutionnel a la possibilité de censurer franchement certaines dispositions, par exemple l’extension du passe sanitaire pour les malades en soins programmés. Il peut aussi poser des garanties, en émettant des réserves d’interprétation, sans que cela aboutisse à la censure des mesures concernées. Il pourrait ainsi valider l’extension du passe sanitaire, mais en précisant qu’elle ne serait pas possible dans certains cas, et donc encadrer son application. Par exemple en affirmant que le test doit rester gratuit [cette évolution vers le test PCR payant a été annoncée pour l’automne par le gouvernement, mais n’est pas incluse dans la loi]. Si le dépistage était ensuite rendu payant par décret, cette décision pourrait être contestée devant le Conseil d’État. De façon pragmatique, je vois mal le Conseil constitutionnel renvoyer le gouvernement à sa copie en remettant largement en cause la loi. On peut toutefois imaginer qu’il pose des bornes protectrices, comme il l’a fait récemment pour la loi « sécurité globale » et pour celle sur le terrorisme et le renseignement.

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Source : Marianne

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