Pandémie : la sécurité sanitaire au risque de nous perdre ?

romenne-Sophie Chazaud a ce talent incomparable de se placer chaque fois qu’il faut à la bonne altitude pour appréhender et analyser les questions qui nous sont dramatiquement posées.

Elle pointe l’un des enjeux du traitement de la crise colossale à laquelle nous sommes confrontés. S’il est courant d’affirmer que la vie n’a pas de prix, jusqu’à quels renoncements en termes d’humanité et de libertés publiques sommes nous prêts à aller ?

Je la remercie d’avoir choisi VDD pour publier ce texte que je considère comme majeur.


La crise sanitaire qu’impose l’irruption du virus Covid-19 à travers le monde, mis sens dessus dessous dans d’invraisemblables proportions -que nul n’aurait pu se figurer avec pareille ampleur il y a encore quelques semaines-, pose de très nombreuses questions, interroge les dysfonctionnements inhérents au système globalisé qui lui a permis d’être aussi nocif, questionne la responsabilité du politique. C’est du reste le sens profond de tout moment de crise, « critique », dont l’étymologie nous renvoie au « jugement » que ce moment impose et qui est indispensable pour en sortir dialectiquement et faire advenir un autre mode d’organisation. Sans cette résolution dialectique du moment critique, l’on s’expose bien évidemment à sa répétition, avec, au mieux, un niveau moindre de surprise et d’impréparation.

Parmi les nombreuses questions soulevées, se pose, de manière aigüe, celle de la valeur que l’on accorde à la vie. En somme, sauver des vies, oui, mais à quel prix ?

Sauver des vies, oui, mais à quel prix ?

Si l’impératif sanitaire s’est immédiatement imposé, avec des formes variées selon les stratégies (plus ou moins improvisées), oscillant voire balbutiant entre le choix de l’immunité de groupe et celui d’un confinement généralisé des populations (lequel ne résout pas le problème mais le décale afin de faire gagner du temps aux pouvoirs publics, aux personnels soignants ainsi qu’à la recherche scientifique), une question fondamentale se pose assez rapidement : de quelle société voulons-nous ?

Il semble que jamais l’humanité n’ait autant privilégié la préservation de la vie humaine, biologique, ce qui, du reste, peut sembler paradoxal au regard de la manière légère et idéologique avec laquelle sont parfois traitées les questions bioéthiques, qu’il s’agisse de la vie à son commencement, du moment de sa conception, ou de la fin de vie, sans parler du sort réservé aux personnes âgées dépendantes.

Ce choix impérieux de sauver des vies, que bien évidemment nul ne songerait à contester sur le fond, pose toutefois de nombreuses questions. Le confinement, par exemple, qu’il est désormais impérieux de respecter scrupuleusement en raison même du niveau d’amateurisme et d’impréparation des pouvoirs publics en amont, mettant sous cloche d’innombrables professions, promet des lendemains terribles, y compris en termes de conséquences sanitaires, en raison des dégâts économiques et donc humains que la récession ne manquera pas de provoquer. Ce constat n’est d’ailleurs pas incompatible avec la nécessaire hypothèse d’une remise à plat du modèle économique globalisé, afin de promouvoir davantage les circuits courts, le respect de l’environnement et les souverainetés nationales dont la disparition délibérée se fait désormais cruellement sentir.

La question des libertés publiques et individuelles

L’une des questions majeures posées par la gestion de la crise sanitaire concerne, par ailleurs, les libertés publiques et individuelles. Si l’on comprend naturellement la nécessité de renoncer provisoirement et très ponctuellement au droit d’aller et de venir librement, afin de soutenir les personnels soignants dans leur course contre la montre et contre les conséquences (sur lesquelles ils alertaient en vain depuis des mois voire des années) de l’impéritie d’une administration technocratique aussi obèse qu’inefficace ainsi que d’un exécutif revendiquant lui-même avec fierté son propre amateurisme, la question se pose rapidement des libertés et des droits qui, dans la foulée, se trouvent possiblement rognés par les solutions envisagées.

L’hypothèse du  « tracking », méthode de traçage, parmi d’autres formes de contrôle numérique des citoyens, pour gérer le déconfinement fait ainsi partie des mesures qui, au motif (prétexte ?) d’éviter un certain nombre de contagions (objectif certes louable) remet en cause de manière grave les libertés dans un pays qui n’a cessé de voir s’accumuler récemment les dispositifs législatifs liberticides. Il importe peu, en l’occurrence, de savoir si la dictature communiste chinoise ou certaines sociétés asiatiques s’accommodent sans difficultés de ces renoncements. Il importe en revanche de savoir si c’est que l’on souhaite en France et, plus largement, au sein de la civilisation et de la culture européenne qui ne conserve pas de très bons souvenirs de ce que le philosophe Peter Sloterdijk nomme les « règles pour le parc humain » (tout un programme).

Après des lois enfreignant de manière constante les libertés publiques (loi dite anti-casseurs, qui a tenté de restreindre de manière grave la liberté de manifester et donc de s’exprimer sous couvert d’objectif sécuritaire ; loi anti « fake news » qui s’avère être un dispositif liberticide visant le contrôle de la libre expression démocratique et la tentative de verrouillage  de l’opinion publique sur les réseaux sociaux, dont on a pu constater récemment que l’exécutif tentait de s’emparer pour contrôler les informations circulant sur la crise sanitaire, après avoir lui-même raconté quantité d’invraisemblables sornettes ; loi Avia prenant prétexte de la lutte contre la « haine » sur les réseaux sociaux afin pareillement de museler de manière arbitraire et échappant à tout contrôle juridictionnel la liberté d’expression dérogeant à des normes morales imprécises), il s’agirait donc à présent d’accepter un contrôle des données de santé individuelles sous couvert de crise sanitaire.

Si cette technique d’hyper-contrôle a fait ses preuves là où elle a été déployée, elle n’en pose pas moins des questions sur la valeur même de la vie sociale que l’on souhaite avoir et du prix que l’on est prêt à payer en échange de notre peur collective et contemporaine de la mort.

Nul doute que les opérateurs téléphoniques seront tout feu tout flamme pour appuyer ce dispositif de contrôle qui pourrait leur permettre de tirer bénéfice de la valorisation des données qu’ils possèdent sur leurs clients, nul doute que la CNIL redoublera de casuistique jésuitique pour prétendre à la compatibilité de ce puçage électronique de chacun pour raison sanitaire (pourquoi pas des puces RFID comme au bétail ? Après tout, ce système fonctionne…) avec les règles de protection des données privées dont on n’a pourtant cessé de rebattre les oreilles au monde entier pendant des mois, nul doute que l’exécutif promettra la non-collecte par le ministère de l’Intérieur de ces informations, nul doute également qu’on jurera la main sur le cœur que le code de ces applications seront rendus publics, sous licence libre, afin que chacun puisse, à son tour, en contrôler l’exact usage… Nul doute que les soutiers du consensus politique prompts à faire taire le débat démocratique au nom d’une hypothétique « union sacrée », les habituels contempteurs d’un présumé « populisme » (désormais « sanitaire » qu’ils croient apercevoir à tous les coins de rue sitôt qu’un gueux a le malheur de vouloir s’exprimer, sagement rangés du côté du manche comme ils l’avaient été déjà lors de la révolte des gilets jaunes (ceux-là mêmes qui désormais font tourner le pays et que certains font subitement mine d’applaudir chaque soir après en avoir découvert l’utilité voire l’existence), inciteront ceux qui s’expriment et font vivre ce débat à « fermer leur gueule », dans la lignée des Cohn-Bendit ou encore, plus fâcheux, d’un Finkielkraut en pleine débâcle intellectuelle fustigeant, en la mettant lui-même en abyme, la « bêtise de l’intelligence » et tentant, petitement, de dégommer dans un strike des grands soirs, des penseurs de la stature d’Agamben, Sloterijk, Foucault ou d’autres encore, subitement rangés du côté d’ineptes populistes. Mettons cela sur le compte des dégâts nerveux du confinement sur les tempéraments fragiles et prompts à la fulmination, qui peinent à discerner les enjeux politiques radicaux qui se jouent en la période, sous couvert, encore une fois, de sécurité sanitaire.

C’est pourtant la plus grande prudence qui doit régner dans ce domaine des libertés publiques. On affirmera certainement que ce traçage se fera sur la base du volontariat. Or, comme le font remarquer d’ores et déjà de nombreux observateurs critiques, ce volontariat induit de facto une forme de pression sociale et morale très forte sur ceux qui le refuseront, promptement considérés comme des irresponsables et criminels en puissance, alors même qu’un président de la République peut, quant à lui, tranquillement et en plein confinement, continuer de provoquer des bains de foule et des attroupements préjudiciables en termes de sécurité sanitaire, ce qui, curieusement, ne semble pas déranger nos boomers en surchauffe : la perte des nerfs semble être à géométrie variable selon le système de pouvoir et l’ordre que l’on défend.

Le renoncement aux libertés est souvent sans retour

Par ailleurs, on revient rarement en arrière sur un renoncement aux libertés. Il n’est guère besoin d’anticiper une dystopie catastrophiste pour imaginer que, pour les mêmes raisons d’encadrement sanitaire du biologique humain, un quelconque exécutif puisse ensuite étendre ce contrôle prophylactique aux patients porteurs du VIH afin de s’assurer de leurs contacts, de leurs rapports sexuels, ou s’assurer au nom d’un contrôle bénéfices/coûts que des personnes en surpoids ne vont plus acheter de produits jugés néfastes pour leur santé, pour ne prendre que ces quelques exemples. Enfin, les extensions de l’utilisation de ce véritable bracelet de surveillance électronique (géolocalisation, contrôle des contacts, recueil des données médicales personnelles etc.) pourraient à tout moment servir à des fins non sanitaires, dans le cadre par exemple du contrôle d’un mouvement d’opposition sociale ou politique (à tout hasard…), mettant en « danger la démocratie ».

Ce renoncement grave aux libertés serait, par ailleurs, le prix inestimable à payer pour l’impéritie d’un pouvoir qui n’a rien su traiter correctement de façon préventive. Pas de masques, déclarés par certains porte-blagues officiels « inutiles », une politique de dépistage en dessous de tout, une prise en charge extrêmement tardive des Ehpad, une absence totale d’anticipation sur les questions de souveraineté nécessitant la vision d’un Etat-stratège en lieu et place d’une dépendance aussi globalisée que dangereuse et chimérique, un rapport idéologique et nocif à la notion de frontières, sans parler d’un rapport trouble de la technocratie (principal point d’appui de ce système politique) au réel, rapport dont le politique n’a pas su s’émanciper par défaut de pragmatisme et de réactivité mais aussi peut-être en raison de dépendances et de conflits d’intérêts divers…

Faire payer à la civilisation, à la société et aux libertés chèrement acquises et lentement construites le prix de tous ces manquements s’apparente à une terrible double peine pour des peuples déjà dépossédés de leur souveraineté et insécurisés par ces choix politiques calamiteux.

Au risque de la déshumanisation

Ces renoncements, à des fins de contrôle politique du biologique, conformément au concept foucaldien de biopouvoir, appuyés sur une conception managériale des relations sociales et sur l’emprise technologique permise par le monde digital, induisent par ailleurs et dans le même temps une deshumanisation préoccupante de nos modes de vie et de nos principes.  Au nom par exemple de la gestion et de la sécurité sanitaires, de nombreuses personnes ont été contraintes ces dernières semaines de renoncer à accompagner leurs proches dans leurs derniers instants, ont accepté, sans qu’on leur ait demandé leur avis, de ne pas les enterrer dans un rituel symbolique digne de ce nom et qui fait la grandeur mais aussi la spécificité de l’homme. A-t-on, pourtant, demandé à ces personnes si elles préféraient accepter de ne pas pouvoir enterrer dignement leurs morts, de ne pas pouvoir être au plus près de leurs proches mourants ou au contraire prendre le risque, en accomplissant ces gestes fondamentaux d’humanité, de contracter, peut-être, le virus ? Ce risque n’aurait-il pas pu, au contraire, être considérablement réduit par une politique stratégique digne de ce nom, concernant par exemple le port de masques, de gants etc, plutôt que de contraindre les populations à ravaler leurs propres deuils et leur humanité… ? Jusqu’à quels renoncements la vie vaut-elle la peine d’être vécue ?

S’il est courant d’affirmer que la vie n’a pas de prix, elle a une valeur, reconnue dans les sociétés démocratiques au terme de longs processus au centre desquels la liberté est fondamentale, en échange d’une gestion politique intelligente et prévoyante.

Il serait bon de ne pas perdre de vue, dans la panique actuelle, l’ensemble de ces fondamentaux.

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