L’état d’urgence sanitaire «bis» est-il conforme à la Constitution?

Acter la fin de l’état d’urgence sanitaire et « en même temps » le prolonger jusqu’au 30 octobre 2020 : tel est le tour de passe-passe auquel procède la loi votée par l’Assemblée nationale le 15 juin, examinée par le Sénat le 22 juin. La fin officielle de la « catastrophe sanitaire » étant fixée au 10 juillet, ce régime transitoire exceptionnel de police administrative paraît inconstitutionnel.

capture-d-e-cran-2020-06-20-a-08-28-20Samedi 13 juin après-midi, euphorie générale : « le juge des référés du Conseil d’Etat suspend l’interdiction générale et absolue de manifester sur la voie publique », titre le communiqué du Conseil d’Etat à propos de l’ordonnance n° 440846 qu’il venait de rendre à la demande de la Ligue des droits de l’homme, laquelle l’avait saisi le 26 mai (le Conseil d’Etat aurait dû trancher le litige 48 h après cette date, il l’a fait avec quinze jours de retard…). Ce titre est à la fois exact et incomplet, puisque les rassemblements de plus de 5 000 personnes demeurent strictement interdits jusqu’au 31 août 2020 – bien au-delà de la fin de l’état d’urgence sanitaire donc, ce qui paraît illégal – par l’effet du V de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, et que les manifestations de moins de 5 000 personnes doivent respecter les « gestes barrières » alors prescrits par le II de l’article 1er de ce décret (« Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements (…) qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures (d’hygiène) »).

Dimanche 14 juin, 20 heures, énième monologue télévisé stérile du président de la République : « Il faudra éviter au maximum les rassemblements » qui resteront « très encadrés » car « ils sont la principale occasion de propagation du virus », même si celui-ci a quasiment disparu. Quatre heures auparavant, le préfet de police avait en toute dernière minute empêché la manifestation contre les violences policières de quitter la place de la République pour se rendre à l’Opéra, contraignant plusieurs milliers de personnes à s’agglutiner et rendant impossible la distanciation physique prescrite par le décret du 31 mai 2020.

En vérité, chacun l’a compris, l’exécutif et la majorité des députés, de plus en plus paniqués par les cris sourds du pays qu’ils enchaînent, n’ont qu’un seul objectif à l’esprit : empêcher que des manifestations puissent se dérouler sur la voie publique, et la lutte contre le covid-19 offre pour cela un fort commode prétexte. Qu’il est loin, le temps où en juillet 2018, depuis la maison de l’Amérique latine le président de la République fanfaronnait bien imprudemment qu’on « aille le chercher »… Deux ans plus tard, tout est fait pour que nul ne s’approche de l’Elysée, spécialement les samedis…

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Lundi 15 juin, zéro heure : publication du décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire qui prévoit notamment, à l’instar de l’interdiction suspendue par le Conseil d’Etat quelques heures auparavant, que : « tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République », et organise un régime d’autorisation des manifestations de moins de 5 000 personnes de nature à permettre aux préfets de vérifier a priori que les « gestes barrières » pourront être respectés par les manifestants, actant le fait que l’interdiction des manifestations reste le principe en état d’urgence sanitaire.

Lundi 15 juin, 15 heures, Assemblée nationale : la commission des Lois examine en urgence le projet de loi organisant la fin de l’état d’urgence sanitaire, dont l’article 1er donne compétence au Premier ministre, du 10 juillet au 30 octobre 2020, sur le modèle de ce qu’il lui est permis de faire pendant l’état d’urgence sanitaire, de « réglementer ou interdire la circulation des personnes et des véhicules et réglementer l’accès aux moyens de transport et les conditions de leur usage », d’ordonner la fermeture provisoire de lieux recevant du public et de « limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ».

Sont ainsi reprises trois des dix mesures que depuis le 24 mars 2020 l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique permet au Premier ministre de prendre en état d’urgence sanitaire, qualifiées par les députés eux-mêmes de « mesures les plus emblématiques de l’état d’urgence sanitaire » (Assemblée nationale, rapport n° 3092, 15 juin 2020, p. 20). En pratique, puisqu’en tout état de cause le droit commun hors état d’urgence sanitaire permet au gouvernement d’en adopter quatre autres (mise en quarantaine et placement en isolement : 3ème alinéa de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique ; réquisitions : articles L. 3131-8 et L. 3131-9 du même Code ; contrôle des prix : article L. 410-2 du Code de commerce), seuls le recours au confinement à domicile de tout ou partie de la population française, la mise à disposition de médicaments au bénéfice des patients et les atteintes (non-utilisées du 24 mars au 22 juin) à la liberté d’entreprendre ne seront plus autorisés pour le Premier ministre après le 10 juillet.

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Mercredi 17 juin, 20 heures, Assemblée nationale : les députés adoptent à une confortable majorité de 347 voix sur 577 le projet de loi en première lecture (v. Jérôme Hourdeaux, « Les députés votent une drôle de sortie de l’état d’urgence sanitaire », Mediapart, 18 juin 2020), dans une version formellement moins restrictive puisque au nom de la lutte contre le covid-19 l’utilisation de la voie publique et les réunions pourront être « réglementées » par le Premier ministre – ce qui revient substantiellement au même que la possibilité de les « limiter ou interdire ». Les députés ont également élevé au niveau législatif le régime d’autorisation préalable des manifestations créé par le décret du 14 juin 2020 qui induit une interdiction de principe de manifester et la nécessité d’obtenir un arrêté préfectoral de dérogation le plus souvent difficile à contester en justice en temps utiles, là où dans le droit commun la liberté de manifester est la règle car il suffit de déclarer une manifestation à l’autorité administrative compétente.

C’est en cet état que le projet de loi se présente au Sénat, appelé à l’examiner dans la journée du lundi 22 juin : alors que la « catastrophe sanitaire » prendra officiellement fin le 10 juillet par l’effet de l’article 1er de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, les dispositions les plus utilisées de l’état d’urgence sanitaire (exception faite du confinement) seront maintenues jusqu’au 30 octobre, assorties des sanctions contraventionnelles et pénales prévues pour l’état d’urgence sanitaire par l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique – dont le Conseil constitutionnel dira le 26 juin s’il est ou non conforme à la Constitution. Ainsi que le relève la professeure de droit Stéphanie Hennette-Vauchez, « le texte en discussion réduit la voilure de l’état d’urgence sanitaire tel que défini par la loi du 23 mars 2020, mais ce sont bien des pouvoirs exceptionnels de restriction des libertés fondamentales qui demeurent à la main du gouvernement » (« L’état d’urgence innomé », liberation.fr, 18 juin 2020).

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Cette prolongation larvée de l’état d’urgence sanitaire sous forme d’un « état de non-urgence sanitaire » ou d’un « état d’urgence sanitaire bis » se produit alors que, parallèlement, l’Assemblée nationale, dans une dérive liberticide désormais irrépressible, examine en séance publique du 22 au 24 juin, à l’initiative de la majorité présidentielle, l’instauration d’une peine dite « de sûreté » après la prison (« proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine  »), et que le Parlement va être saisi du report jusqu’au 31 décembre 2021 de l’application de la loi « sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme » du 30 octobre 2017 transposant dans le droit commun certaines dispositions de l’état d’urgence sécuritaire de la loi du 3 avril 1955, qui devaient initialement prendre fin le 31 décembre 2020 (v. l’avis n° 400091 du 4 mai 2020 rendu par le Conseil d’Etat) : l’effet d’engrenage et d’accoutumance des régimes d’exception se révèle « au carré » en ce mois de juin 2020.

Cette prolongation de l’état d’urgence sanitaire est d’abord justifiée par la circonstance que, depuis le 16 mars 2020, rien n’a été fait pour améliorer la situation des hôpitaux publics sur les plans matériels et en personnels, sauf le lancement d’une concertation procrastinatoire – méthode anesthésiante classique lorsque le but ultime des décideurs publics est de laisser les choses inchangées.

En droit, une telle prolongation ne paraît pas conforme à la Constitution, alors qu’en tout état de cause : 1/ il existe dans la législation des dispositions permettant au ministre de la Santé de prendre des mesures préventives en cas de danger sanitaire, et la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a à cet égard spécifiquement prévu le cas de la sortie de l’état d’urgence sanitaire en ajoutant une seconde phrase au premier alinéa de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique (« Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l’état d’urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire ») ; 2/ il est toujours possible à l’exécutif de déclencher à nouveau, par décret, l’état d’urgence sanitaire en cas de « deuxième vague » ; 3/ et les autorités locales de police administrative (maires et préfets) sont habilitées à adopter toutes les dispositions préventives nécessitées par les circonstances sanitaires locales particulières, le 5° de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales faisant entrer la prévention des maladies épidémiques ou contagieuses dans les obligations de la police municipale.

Le 11 mai 2020, le Conseil constitutionnel a en effet posé trois conditions cumulatives à la constitutionnalité d’un régime de police administrative exceptionnel destiné à prévenir les conséquences d’une pandémie : « En premier lieu, les mesures (de police administrative) ne peuvent être prononcées que lorsque l’état d’urgence sanitaire a été déclaré. Celui-ci ne peut être déclaré, en vertu de l’article L. 3131-12 du code de la santé publique, qu’« en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Ensuite, en vertu de l’article L. 3131-14 du même code, ces mesures cessent d’avoir effet au plus tard en même temps que prend fin l’état d’urgence sanitaire. Celui-ci, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d’un délai d’un mois, être prorogé par une loi qui en fixe la durée, après avis du comité de scientifiques prévu à l’article L. 3131-19. Enfin, en vertu du premier alinéa du paragraphe I de l’article L. 3131-15, les mesures contestées ne peuvent être prises qu’aux seules fins de garantir la santé publique » (CC 11 mai 2020, décision n° 2020-800 DC, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, considérant 21).

Seule la troisième de ces conditions de constitutionnalité cumulatives est présente pour la loi en cours d’adoption.

La première ne l’est pas car, à l’exception de la Guyane et de Mayotte, la catastrophe sanitaire qui a justifié le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire le 23 mars sera derrière nous à compter du 10 juillet au plus tard, ainsi que l’a reconnu la commission des Lois de l’Assemblée nationale (Assemblée nationale, rapport précité, p. 18 : « L’amélioration de la situation sanitaire (…) ne justifie plus l’utilisation de ce dispositif extraordinaire du Code de la santé publique qui, rappelons-le, est déclaré ‘en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population’ selon les termes de l’article L. 3131-12 » du Code de la santé publique) et ainsi qu’il ressort des données épidémiologiques les plus récentes (v. « Avec 77 foyers épidémiques actifs, le coronavirus circule toujours en France, mais reste contenu », lemonde.fr, 20 juin 2020).

La deuxième condition portant sur la limitation temporelle du régime d’exception à l’existence d’un état d’urgence sanitaire ne l’est pas davantage, car les mesures de police administrative prévues par la loi « état d’urgence sanitaire bis » sont applicables en dehors de l’état d’urgence sanitaire, ainsi que cela est acté dans l’exposé des motifs du projet de loi (lequel, selon les mots du gouvernement, « définit un régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire »).

Le Conseil constitutionnel a montré, en atomisant la « (non-)loi Avia » – adoptée par l’Assemblée nationale le 12 mai, dès le lendemain de la fin du confinement, comme s’il y avait une urgence particulière en pleine catastrophe sanitaire à réglementer les réseaux sociaux – en raison des atteintes excessives qu’elle portait à la liberté d’expression, que le pouvoir macroniste était littéralement obsédé par les restrictions aux libertés publiques (CC 18 juin 2020, décision n° 2020-801 DC, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet). Un mois plus tard, l’exécutif et la majorité présidentielle ont donc récidivé dans leurs politiques régressives et autoritaires, avec le projet de loi « organisant la fin de l’état d’urgence sanitaire » tout en le prolongeant pour trois mois et demi. Cette loi encourt le même sort que la « (non-)loi Avia ».

Si, dans son avis n° 400322 du 9 juin 2020, le Conseil d’Etat n’a rien trouvé à redire à la constitutionnalité du projet de loi réitérant un « état sanitaire d’urgence bis » avec les mêmes pouvoirs de police exorbitants confiés au Premier ministre, cette appréciation dépourvue de valeur juridique effective n’engage pas le Conseil constitutionnel : il suffit à cet égard d’avoir à l’esprit qu’il y a un an, le 16 mai 2019 Conseil d’Etat avait dans un avis n° 397368 considéré que la proposition de « loi Avia » était conforme à la Constitution…

Par cohérence avec sa jurisprudence du 11 mai, le Conseil constitutionnel saisi par 60 députés ou sénateurs avant la promulgation de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire devrait la censurer : applicable hors circonstance exceptionnelle née de la propagation d’une catastrophe sanitaire, cette loi n’est ni nécessaire, ni adaptée ; elle surprotège la santé publique et la prévention de risques sanitaires devenus hypothétiques, au détriment de la liberté personnelle comme du droit d’expression collective des idées et opinions.

Source : Médiapart

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