La Société du spectacle

par Pierre Chazal
mardi 26 septembre 2023

Si la décence interdit, d’ordinaire, de faire parler les morts – qui ne sont plus là pour se défendre, il en va différemment quand la réalité parle – et témoigne – pour eux. Guy Debord écrivait ainsi en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle : « Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. » En lecteur attentif de son œuvre et témoin épouvanté du potentiel de schizophrénie des nouveaux temps modernes, le philosophe Giorgio Agamben confirmait deux ans plus tard : « L’aspect sans doute le plus inquiétant des livres de Debord tient à l’acharnement avec lequel l’histoire semble s’être appliquée à confirmer ses analyses. Non seulement, vingt ans après La Société du spectacle, les Commentaires sur la société du spectacle ont pu enregistrer dans tous les domaines l’exactitude des diagnostics et des prévisions, mais entre-temps, le cours des événements s’est accéléré partout si uniformément dans la même direction, qu’à deux ans à peine de la sortie du livre, il semble que la politique mondiale ne soit plus aujourd’hui qu’une mise en scène parodique du scénario que celui-ci contenait. »

Ce qui avait changé en l’espace de 20 ans ? Pas tellement les fondamentaux, nous enseigne Guy Debord, le spectacle restant au bout du compte cette « sorte de service public qui gérerait avec un impartial professionnalisme la nouvelle richesse de la communication de tous par mass media, communication ainsi parvenue à la pureté unilatérale, où se fait paisiblement admirer la décision déjà prise. » Gilles Deleuze, parmi les premiers, invitait déjà à prendre les médias pour ce qu’ils étaient, à savoir non pas des pourvoyeurs d’information, mais des donneurs d’ordre et de leçons à se réciter tous les lundis dans la cour jusqu’à pouvoir régurgiter son catéchisme sans avoir besoin de toucher à sa télécommande. Le vrai changement, nous dit Guy Debord, tient au fait « que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. » Une génération domptée, éduquée, apprivoisée et sacrifiée si nécessaire au culte de l’information, l’individu que « cette pensée spectaculaire [aura] marqué en profondeur » n’ayant d’autre choix que de « suivre, pour l’essentiel, le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. »

Réchauffement climatique, Covid, guerre en Ukraine, Covid, guerre en Ukraine, réchauffement climatique, Covid, réchauffement climatique : l’assolement triennal aujourd’hui pratiqué par les médias de grand chemin procède du même souci de ménager l’espace de cerveau cultivable que nos agronomes du Moyen Âge avaient de préserver la fertilité de leurs sols. En bons recycleurs de clichés passe-partout, ils gardent tout de même dans leur besace quelques bonnes graines à semer à l’ombre de leurs marronniers : Donald est vilain, Vladimir est cinglé, Ma 6-T va crack-er, les extrêmes inquiètent mais Tchoupi tient la barre… Pour une toute génération – et ses parents avant elle – conditionnée au spectacle, l’air de l’actualité fait désormais partie intégrante de l’atmosphère terrestre. Pas question pour elle de remplir ses poumons d’oxygène sans recevoir, à chaque inspiration, sa rasade de CO2 diffusé à H24 par France 2, TF1, BFM, CNEWS, Pif Gadget, Gala ou LCI. Il en va même de sa survie si l’on en croit Guy Debord : « L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésion constamment décevante à des produits fallacieux. »

Cette acculturation des esprits au langage du spectacle s’est accompagnée de façon constante d’une recherche, par les médias, de la température idoine pour parfaire leur entreprise de climatisation du monde. C’est là un projet tranquillement assumé par Charlie Chester, directeur technique de CNN, interviewé en caméra cachée en avril 2021 sur le contenu des prochaines saisons diffusées par la chaîne : « Pandemic-like story that we’ll beat to death, but that one’s got longevity. You know what I mean ? Like there’s a definitive ending to the pandemic. It’ll taper off to a point that it’s not a problem anymore. Climate change can take years, so they’ll [CNN] probably be able to milk that quite a bit. (…) Be prepared, it’s coming. Climate change is going to be the next COVID thing for CNN. We are going to hone in on it. »

Voilà pour le teaser, au risque de frôler (imprudemment) le spoiler. Mais force est de reconnaître que toute entreprise de longue haleine nécessite un minimum d’anticipation. Le nouveau degré de professionnalisme atteint par la machinerie du spectacle se mesure aussi à sa faculté d’établir, dans la durée, une programmation un tant soit peu cohérente avec les attentes du public – qu’il a fallu tant d’années et d’argent à façonner.

La dictature du sérieux, la logique de l’absurde

Si le spectacle a pu ainsi étendre son empire au cours des vingt dernières années, c’est qu’il a réussi à identifier – sans les nommer – ses plus mortels ennemis. J’ai nommé la mémoire, la logique et l’humour, l’effacement de la première étant pour Guy Debord le prérequis à toute prise de pouvoir par le régime spectaculaire : « Le domaine de l’histoire était le mémorable. Elle était par là la mesure d’une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. » Que l’on montre à nos baby-boomers confinés dans leur amnésie ces photos de hippies agglutinés par dizaines de milliers au festival de Woodstock en pleine période de grippe de Hong-kong, et ils vous diront en haussant les épaules que c’était une autre époque. En oubliant au passage que les hippies d’hier allaient devenir, comme il se doit, les zélotes de demain. Que l’on évoque avec un perfusé LCI les origines profondes – multifactorielles et complexes – de l’actuelle guerre en Ukraine, il répondra « Je ne sais qu’une chose : A a envahi B. Donc A est méchant et C doit intervenir en filant tous ses chars à B et en coupant le gaz à C. » On pourrait aussi parler (en vain) de l’optimum médiéval, ce phénomène largement documenté de réchauffement du climat entre le Xème et le XIVème siècle, que le journal Libération préfère enterrer avec les morts de la canicule de 2003, car il contredit un peu trop bruyamment son narratif de vagues de chaleur sans précédent de mémoire d’homme, d’hippocampe et de dinosaure.

Après la mise au cachot de la mémoire est venue la crucifixion de l’humour. A la rédaction de Libé comme d’ailleurs chez un peu toutes les autres, on ne rigole pas plus avec la guerre (qui tue) qu’avec les virus (qui tuent), le dérèglement climatique (qui tue), la montée des fascismes (qui tue), la police qui matraque (et qui tue) ou les LBGT+ transgenré.es (qu’on tue). Au pays de Coluche, Le Luron et Devos, on est prié de ne pas se bidonner aux blagues de Bruno Lemaire ni des absences de papy Joe. Guy Debord analyse cette évolution en ces termes : « La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général (…) Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a pas réussi à les faire disparaître tous. Staline avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet mais, malgré les complicités de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières de son empire, il restait une vaste zone inaccessible à sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés, et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus possible d’en rire. »

Difficile, pourtant, de ne pas succomber au sourire narquois de Greta Thunberg, soulevée telle une Cléopâtre par les forces de l’ordre lors de sa parodie d’arrestation, en janvier 2023, près d’un site minier de lignite en Allemagne. Le ton docte adopté par les valets les journalistes de France 24 pour « démentir la mise en scène » sonne comme un rappel salutaire à l’esprit de sérieux. La même chaîne ne s’est pas montrée davantage encline à cautionner les sarcasmes des climatosceptiques devant ce bandeau contradictoire de la chaîne CNEWS annonçant cet été des températures de 42° en Corse quand le panneau de la pharmacie filmée pour l’occasion en affichait malencontreusement 32. On nous expliquera en effet – la logique est sauve – que c’était la veille qu’il faisait 32° et que le thermomètre est monté de 10 degrés entretemps.

L’interdiction d’en rire nous condamne donc à jouir du spectacle un sparadrap sur la bouche, ce qui est d’autant plus regrettable, pour citer encore Guy Debord, qu’ « avec la destruction de l’histoire, c’est l’évènement contemporain lui-même qui s’éloigne aussitôt dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables. » Les absurdités, les affabulations et les tours de passe-passe grossiers de la doublette Véran/Castex pendant le spectacle Covid, avec leurs couvre-feux « anti-apéro » et leurs interdictions de boire du café assis, auraient pourtant mérité à eux seuls qu’on ressuscite sur scène Chevalier et Laspalès. La fulgurante percée ukrainienne que les promoteurs du spectacle nous vendent depuis six mois nous vaudrait bien, elle aussi, un remake en langue slave du Désert des Tartares si seulement un producteur daignait acheter les droits à LCI. Quant aux pluies diluviennes qui ont arrosé tout l’été les vacanciers de France et de Navarre malgré la sécheresse historique prophétisée par les médias, que chacun s’avise, en consultant les savantes analyses de l’impassible journal Le Monde, qu’il n’y a là rien de comique et que c’est-pas-parce-qu’il-pleut-tout-le-temps-que-la-sécheresse-n’assèche-pas-les-nappes-phréatiques-qui-n’aiment-pas-quand-il-pleut-trop-d’un-coup-pendant-dix-jours-d’affilée

Les mêmes plaisantins (car il s’agit souvent des mêmes) feraient tout aussi bien de ne pas confondre les nazis de 1940 avec ceux de 2023. L’officine de propagande en ligne Slate nous rapporte en effet ces paroles sages d’un expert venu des steppes, Ilia Ponomarenko, expliquant que les soldats [ukrainiens] qui affichent des signes nazis n’ont pas forcément de sympathie pour ces mouvances, « les symboles qui représentent la Wehrmacht, les forces armées de l’Allemagne nazie et la SS [étant] vus comme reflétant une machine de guerre très efficace et non comme ceux des auteurs d’un des plus grands crimes contre l’humanité »

Un monstre grotesque, mais susceptible

La logique totalitaire de la domination spectaculaire tient peut-être en ceci qu’elle commande aux rires et aux larmes, aux indignations comme aux enthousiasmes. Quoi qu’il en soit, c’est elle qui commande et Sa Majesté ne souffre pas qu’on la moque, même habillée en clown. Mais comme le dit Guy Debord, même si « plus personne n’a le droit de le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. » C’est ainsi, par exemple, que le journal Sud Ouest publiera le 31 mars 2021 un article présenté en ces termes : https://www.sudouest.fr/sante/enfin-une-bonne-nouvelle-on-ne-transmet-plus-le-covid-une-fois-bien-vaccine-1859627.php. Que l’on clique sur le lien et on lira, ébahi : « Enfin une bonne nouvelle : on transmet moins le Covid, une fois bien vacciné. » Une petite mise à jour discrète du 22 novembre 2022 et hop, le tour est joué. Qui retrouve-t-on, au passage, exposé tout souriant sous les feux de la rampe ? Le « professeur » Mathieu Molimard, chef du service de pharmacologie médicale du CHU de Bordeaux et grand pourfendeur de l’hérétique Didier Raoult, qui annonçait six mois avant tout le monde que les choses ne seraient probablement pas si simples.

Cette plasticité intellectuelle inouïe des saltimbanques du cirque médiatique n’aurait pas eu de quoi émouvoir Guy Debord qui écrit, toujours en 1988 : « La hautaine attitude des serviteurs [du spectacle] quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. » Et un peu plus loin : « Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi de celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique. »

Le grotesque du spectacle s’est ainsi infiltré dans tous les recoins de la société auxquels les caméras ont droit d’accès. Le maccarthysme woke sait aussi, quand il veut, donner dans le burlesque le plus radical, comme lorsqu’un journaliste déplore, en conférence de presse en marge du festival de Venise, le manque de « diversité » d’un film scandinave se passant au Danemark dans les années… 1750. Le drame d’époque The Promised Land n’aura donc aucune chance de concourir au prochain spectacle des Oscars, à moins de recoloriser en urgence la famille germaine de Sven Gunnarsonn pour les beaux yeux du jury. Un jury qu’il faudrait probablement ne pas trop chatouiller sur le sujet, au risque de déclencher la colère d’(Intrégra)Thor, nouveau Dieu de la diversité et saint-patron du tout Hollywood.

De la même manière, on l’imagine, que le pieux silence des médias français sur les petites combines louches de la mère Von der Leyen ou du fils Biden, l’affaire du LancetGate ou les accointances de Tchoupi avec les spin doctors de McKinsey ne saurait être interrompu par une bande d’excités abonnés au fil Telegram du platiste Silvano Trotta. Après tout, comme rappelle Guy Debord : « Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. (…) Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. »

Conséquence de cette susceptibilité grandissante, les poids lourds du spectacle, ceux qui donnent la cadence et la tonalité à l’orchestre médiatique, ont les fesses de moins en moins tolérantes aux coups de piques venus du bas peuple, réclamant sa part de vérités au milieu du concert de non-dits et de mensonges. C’est que « la société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectacle intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile. » De facto : « La société moderne qui, jusqu’en 1968, allait de succès en succès, et s’était persuadée qu’elle était aimée, a dû renoncer depuis lors à ses rêves ; elle préfère être redoutée. » Qui aura assisté bouche bée, le 12 juillet 2021, à l’allocution hallucinée de Tchoupi, empereur des Français, décrétant la mis en place de l’infâme pass sanitaire, aura compris une bonne fois pour toutes de quel métal étaient faits les nouvelles élites aux manettes.

Mais là où Guy Debord voit, sans doute, le plus loin, c’est quand il écrit un peu plus bas : « De tous les crimes sociaux, aucun de devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne, mais qui ne veut plus être blâmée. » Trop patiente avec les pollueurs, trop patiente avec les harceleurs, trop patiente avec les haineux, les mécontents, les non-vaccinés, les douches de plage, les fumeurs, les prolos, les feux de forêt et les feux de Bengale, les gilets jaunes, les vestes blanches, les extrémistes, les intégristes, les complotistes, les antisémites, les pro-russes, les anti-tout… bref, tous ceux que les pouvoirs en place aimeraient bien coller au mitard pour délit d’ingratitude.

La guerre des mondes

L’anglicisme ‘Fake News’ n’ayant pas investi le langage du spectacle en 1988, on pardonnera à Guy Debord d’utiliser encore, dans ses Commentaires, le concept franchouillard de désinformation. La définition, elle, est toujours recevable : « Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître les diverses agences de l’organisation du silence. » Quant à sa vraie nature, elle rejoint chez Guy Debord cette idée d’ingratitude, de conjuration des mécontents incapables d’apprécier le monde tel qu’il lui est donné – et coupables, par-dessus le marché, d’emmerder les bons élèves jusque dans la cour de récréation : « La désinformation est finalement l’équivalent de ce que représentaient, dans le discours de la guerre sociale au 19ème siècle, ‘les mauvaises passions’. C’est tout ce qui est obscur et risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier ceux qui lui ont fait confiance ; bonheur qui ne saurait être trop payé par différents risques ou déboires insignifiants. Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût ; tandis que les autres désinforment. »

Le fack-checking n’est donc pas né d’hier. Sa venue au monde était en gestation dans une société dont il était dit que, tôt ou tard, certains rejetons finiraient par se rebeller. Julien Pain et Rudy Reichstadt et les autres chevaliers servants de la cour spectaculaire auraient donc des parents – et même de lointains aïeux. Leur présence au monde ne doit rien au hasard selon les simples lois de l’évolution. Avec une originalité notable, cependant : « Autrefois, on ne conspirait jamais que contre un ordre établi. Aujourd’hui, conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand développement. Sous la domination spectaculaire, on conspire pour la maintenir, et pour assurer qu’elle seule pourra appeler sa bonne marche. Cette conspiration fait partie de son fonctionnement même. » La prodigieuse modernité de ce constat n’a pour égal que la pertinence de ce qui suit : « Le concept de désinformation n’a évidemment pas à être employé défensivement, et encore moins dans une défensive statique, en garnissant une Muraille de Chine, une ligne Maginot, qui devrait couvrir absolument un espace censé être interdit à la désinformation. Là où le discours spectaculaire n’est pas attaqué, il serait stupide de le défendre (…) Le concept de désinformation n’est bon que dans la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis le jeter instantanément pour repousser toute vérité qui viendrait à surgir. »

Le tir de barrage contre le documentaire Hold-up sorti (et censuré) en 2020 fait office, à cet effet, de cas d’école à enseigner à la Truth Academy. Le spectacle, c’est un fait, ne sonne les tocsins et ne rallie ses bannerets que lorsqu’une mauvaise publicité fragilise un peu trop dangereusement son empire. Soudain, alors, il sort la grosse artillerie et sécurise le terrain comme l’US Army en Irak, à grand renfort de mensonges, de calomnies, d’attaques ad hominem et de simplifications outrancières des propos déviants. Que l’on songe également, du temps pas si lointain de la Grande guerre patriotique contre le virus chinois, aux 50 nuances de confinements, de masques et de vaccins adoubées par l’Union sacrée de tous nos médias, de L’Humanité au Figaro en passant par Marianne et Charlie Hebdo, solidaires dans la lutte à mort contre la vermine complotiste des réseaux sociaux – et qui demandaient simplement, pour bon nombre d’entre eux, qu’on laisse respirer nos gamins à l’école et qu’on mette hors d’état de nuire les menteurs pathologiques invités sur les plateaux télé.

Une autre technique, mais peut-être n’est-ce qu’une simple coïncidence, semble consister pour les cas plus sérieux, à surfer sur la vague scélérate du #MeToo pour aller mettre dans les pattes de certains dissidents quelques sympathiques plaintes pour viol, histoire de ruiner pour longtemps leur réputation. Slobodan Despot, dans son dernier briefing de l’Antipresse, ne va pas au-delà du simple constat circonspect. N’en demeure pas moins que Russell Brand, Juan Branco et même Julian Assange ont eu droit à leur part de mollards accusatoires – sans qu’aucune décision de justice n’ait, à ce jour, acté de la réalité de faits. L’amusant étant, dans le cas de Julian Assange, que les poursuites à son encontre aient été abandonnées du jour où sa mise hors service ferme et définitive n’en faisait plus une menace à l’ordre spectaculaire.

Mr. Viens-là et Dr. Ta-gueule

L’autre tactique de défense très employée par le spectacle est de faire sortir de sa boîte, au fil des circonstances, un « expert » propre à convertir les foules ou, au besoin, à les sermonner. Les exemples pullulent tant la vermine, pour le coup, offre l’embarras du choix. On pourrait s’en tenir à réinviter, pour une photo souvenir sur la première marche du podium, l’avocat macroniste Benjamin Fellous qui appelait à des sanctions légales contre les réfractaires au vaccin dans une tribune du Parisien du 9 janvier 2022, reprise dans la foulée par le fanzine Enfermement Libération. Les zélateurs intérimaires de la doxa spectaculaire ont ceci de pratique qu’ils peuvent apparaître et disparaître au gré des besoins du moment : « Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs ; et que tout médiatique se sait remplaçable. »

Les choses se corsent, évidemment, quand l’expert en question se met à dérailler et se retourne contre son ancien maître. Qu’on pense au présentateur vedette de Fox News, Tucker Carlson, qu’il a fallu finir par licencier pour entorses répétées aux règles du jeu nouvellement en vigueur depuis le 24 février 2022. Un cas qui n’est pas sans rappeler le coup de pied aux fesses administré en 2015 au chef du service météo de France 2 après un dérapage climatosceptique au moment même, précisément, où l’on songeait à tapisser de plus de couleurs chaudes (rouge, orange, jaune orangé) le fond des cartes hexagonales – le vert étant passé de mode depuis le ralliement de Sandrine Rousseau à la cause écologiste.

Il arrive parfois aussi – c’est plus rare, que l’expert décide de lui-même rendre son tablier, écœuré de la mascarade ou honteux du rôle qu’on voulait continuer à le voir jouer. C’est le cas du professeur Caumes, déclarant que le tonifiant récemment décrété par le spectacle ami public numéro 1 n’était pas un si bon produit à l’aune de ses humbles connaissances en pharmacologie, et qu’il craignait qu’on ait abîmé, et pour longtemps, l’image de la vaccination au pays de Pasteur. Peut-être sera-t-il de ceux de sa confrérie qui sauront pardonner à Guy Debord quand il écrit : « On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique de la connaissance à seule fin de s’y faire tailler une matraque. »

Et le spectateur, dans tout ça ?

« La conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. » Cette sentence prophétique de Guy Debord annonce-t-elle son suicide, en 1994, ou témoigne-t-elle d’un ultime éclat de lucidité face à l’inéluctable couronnement de la société du spectacle ? Plus loin, et plus développé : « Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout (…) Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. » Et enfin, comme un coup au cœur : « Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale ; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. »

Les spectateurs seraient-ils donc à ce point fascinés, ensorcelés, cimentés à leur écran comme des huîtres à leur rocher pour assister, captifs, au triomphe du virtuel prophétisé par Jean Baudrillard ? Les tribulations du petit homme vert, des bureaux de la Maison Blanche à la salle panoramique du festival de Cannes, n’auront-elles donc pas de fin, malgré tous les efforts déployés par l’armada russe pour rendre la guerre aussi chiante et anti-spectaculaire que possible ? Les étés sur écran s’étireront-ils sur douze mois jusqu’à la fin des temps ? Les banlieues s’embraseront-elles à chaque bavure policière jusqu’à changer en zone de guerre la moindre parcelle de territoire ou BFM TV n’a plus droit de cité ? Probablement pas, et heureusement. Le spectacle a montré à maintes reprises à quel point il pouvait être lui-même son pire ennemi, à l’image de cette commentatrice récemment prise en flagrant délire de propagande d’Etat dans le Club Info de LCI, et se prenant toute seule les pieds dans le tapis.

S’il faut bien reconnaître avec Guy Debord que « les hommes ressemblent plus à leurs temps qu’à leurs pères », rien n’interdit d’espérer que les temps changent, justement. En fin lettré, il cite Thucydide à la fin de ses Commentaires et ressuscite avant l’heure la notion – si ancienne – de conspiration oligarchique : « Aucune opposition ne se manifestait parmi le reste des citoyens, qu’effrayait le nombre des conjurés (…) Le peuple ne réagissait pas et les gens étaient tellement terrorisés qu’ils s’estimaient heureux, même en restant muets, d’échapper aux violences. Croyant les conjurés bien plus nombreux qu’ils n’étaient, ils avaient le sentiment d’une impuissance complète. Dans ces conditions, si indigné qu’on fût, on ne pouvait confier ses griefs à personne. (…) Les relations personnelles étaient partout empreintes de méfiance et l’on se demandait toujours si celui auquel on avait affaire n’était pas de connivence avec les conjurés. »

On pourrait aussi, tant qu’à faire, convoquer ce passage des Evangiles, quand Pilate demande à Jésus : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il pensait probablement, en bon gouverneur romain, que la paix sociale valait plus cher que la recherche de l’absolu et qu’une bonne crucifixion ferait le clou du spectacle en clouant le bec, une fois pour toutes, à ces insupportables pleureuses en haillons. Alors que le spectacle, pour le coup, ne faisait que commencer.

Source : Agoravox

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *