«La police et la gendarmerie ne semblent pas vouloir réfléchir à réduire le nombre de décès dans leurs interventions»

Dans une étude comparative entre plusieurs pays européens, des universitaires pointent l’absence de transparence et d’analyse des autorités en cas de décès lors d’opérations des forces de l’ordre en France. La juriste Aline Daillère, qui a participé à ce rapport, répond à «Libération»
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Marche pour Adama Traoré pour les trois ans de sa mort, à Beaumont-Sur-Oise, le 20 juillet 2019. (Cyril ZANNETTACCI/Vu pour)

par Ismaël Halissat

Une force publique toujours aussi opaque. Dans une étude, des chercheurs des universités d’Exeter (Angleterre), de Groningen (Pays-Bas) et de Gand (Belgique), ont comparé les informations rendues publiques en cas de décès dans les opérations des forces de l’ordre dans leurs pays, ainsi qu’en France. Leur rapport, financé par la fondation Open Society et intitulé «Force létale et responsabilité de la police : monitoring des décès en Europe de l’Ouest», relève, pour la France, un manque criant de transparence, une dépendance structurelle des organes de contrôles et une absence de réflexion et de remise en cause des autorités. La juriste Aline Daillère, spécialiste des violences policières et ancienne responsable du programme police-justice de l’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat), a participé à cette enquête.

Les données publiées par les autorités sur les cas de décès lors d’opérations de police sont-elles satisfaisantes ?

Des données très parcellaires sont publiées depuis peu de temps. Un recensement est fait par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) depuis 2017 seulement. C’est une avancée, avant il n’y avait rien. Mais il y a plusieurs bémols. Le nombre de décès est un chiffre brut. En France, nous ne disposons d’aucune information supplémentaire, on ne connaît ni l’âge, ni le sexe, ni l’origine, ni les circonstances du décès, ni le contexte d’intervention, ni le lieu où ça s’est produit, ni les unités de police concernées. Ce qui ne permet pas de croiser ces données, de les vérifier. Cela ne permet pas non plus d’analyser ces données. Il n’existe, par ailleurs, aucune information sur la méthodologie employée par l’IGPN pour faire ce recensement mais on ne sait pas, par exemple, qui remplit cette base de données. Cela ne permet pas en fait de s’assurer de la qualité et de la fiabilité des données qui sont recensées.

Si la police publie des données imparfaites, la gendarmerie, de son côté, ne publie rien…

C’est l’autre très gros bémol et c’est une chose rarement soulignée. La gendarmerie n’effectue aucun recensement. Quand on s’intéresse aux questions d’indépendance et de transparence, on parle beaucoup de la police mais très peu de la gendarmerie qui représente pourtant près de 100 000 agents, couvre la moitié de la population et la quasi-totalité du territoire.

Où se situe la France par rapport aux autres pays étudiés ?

La France pèche tant du côté de l’indépendance que de la transparence. Quand on met tous les tableaux côte à côte, on s’aperçoit que la France est le pays le plus en retard. Donc côté gendarmerie, il n’y a tout simplement aucune donnée et concernant la police, cela pèche sur la fiabilité, sur la transparence, la méthodologie et toutes les informations complémentaires.

Ce manque de transparence touche aussi les données disponibles sur les sanctions disciplinaires et les enquêtes judiciaires…

On a évalué la transparence des autorités sur les résultats des enquêtes administratives et sur les suites judiciaires données à ces affaires, ainsi que sur l’indépendance de ces organes chargés des enquêtes. Sur ce point, la France est encore moins bien située par rapport aux autres pays.

Ce constat vient-il, selon vous, d’une faiblesse des obligations légales qui incombent aux autorités de publier ce type de données ?

C’est une des difficultés en France, il n’y a pas d’obligation de publier ces données. Mais sans même de contrainte légale, il n’est pas concevable que la police n’ait pas moyen d’apporter des précisions sur les décès, le nombre d’enquêtes ouvertes et les sanctions prises. Forcément, ces informations doivent être disponibles. Je pense d’ailleurs qu’une loi ne serait pas suffisante, c’est aussi une culture professionnelle qu’il faut changer. Il y a une réflexion en interne à mener. La police française a du mal à s’ouvrir à l’extérieur, c’est un mouvement laborieux.

Quelles sont les conséquences de cet aveuglement ?

On a évalué la manière dont les autorités dans les pays tirent des leçons des décès qui se sont produits. En France, il n’y a pas de recommandation qui irait dans le sens d’une réduction du recours aux armes ou d’une réduction de la létalité. La police et la gendarmerie ne semblent pas vouloir réfléchir à la façon de réduire le nombre de décès dans leurs interventions. Elles ne s’interrogent pas sur le contexte, par exemple. Est-ce que cela survient souvent lors d’un contrôle d’identité ? Ou lors de l’usage de telle arme ? Etc. Le recensement fait par l’IGPN ne semble même pas avoir été mis en place pour cela. C’est pourtant ce qui se fait dans d’autres pays, notamment en Angleterre et en Belgique, où il y a une analyse menée en cas de décès et des recommandations qui sont faites pour améliorer les choses. Ce n’est pas le cas en France. On produit le chiffre brut des décès et rien ensuite. Dans leur communication, on comprenait que cet outil était mis en place davantage pour un compte contrecarrer les recensements alternatifs qui sont faits par des médias, par des ONG et des chercheurs.

 

Source : Libération

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