La flamme de l’esprit français

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Le printemps du déconfinement donne des airs de fête à ce pays encore endolori, au point de lui faire oublier que la crise économique à venir sera plus cruelle encore que l’épidémie elle-même. Le temps est suspendu.

Le soleil brille, les oiseaux chantent et les milliards volent. Le printemps du déconfinement donne des airs de fête à ce pays encore endolori, au point de lui faire oublier que la crise économique à venir sera plus cruelle encore que l’épidémie elle-même. Le temps est suspendu. Nous flottons dans une bulle spéculative de bien-être, entre les reportages télévisés sur ces Français qui préparent leurs vacances et les chiffres encore rassurants des baisses du nombre d’entrées aux urgences. Les trains sont vides, comme les rues et les boutiques, mais la facture n’arrivera qu’à l’automne, quand les banques auront allègrement refusé les prêts pourtant garantis par l’Etat et quand les entreprises qui ne cochent pas toutes les cases auront été privées d’aides.

La façade, quant à elle, est sauve. Comme au bon vieux temps du traité de Versailles, on peut proclamer que « l’Allemagne paiera », même si nous sommes les vaincus et que tout cela est monnaie de singe. Emmanuel Macron et Angela Merkel sont tout sourire : le couple franco-allemand est « relancé » et l’Europe est sauvée. Cinq cents milliards. France et Allemagne vont proposer aux Vingt-Sept de s’endetter en commun à hauteur de 500 milliards d’euros. Qui s’ajoutent, donc, aux 750 milliards de la Banque centrale européenne, aux 540 prévus par le « mécanisme européen de stabilité » et par la Banque européenne d’investissement, aux 1.100 milliards de l’Allemagne, aux 110 plus 300 milliards du prêt garanti par l’Etat de la France… L’Europe devient une immense auberge espagnole. Mais peu importe, puisque l’unique but de cette annonce est de contrer l’effet douche froide de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Le 5 mai, l’institution allemande avait rappelé sèchement que la primauté du droit communautaire sur la Loi fondamentale votée par le peuple allemand comme sur tout droit national (primauté imposée en 1964 par une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sans aucune consultation des

citoyens) ne lui semble pas s’appliquer lorsque ce droit communautaire va à l’encontre de l’« identité constitutionnelle » allemande. Aussitôt, panique à bord : l’Allemagne allait-elle laisser les pays de l’Europe du Sud se débrouiller seuls face à la pire crise économique de l’histoire récente ? Mais non ! Victoire : Emmanuel Macron a convaincu Angela.

Un avertissement

La vérité est autre. La chancelière allemande sait qu’un refus de solidarité risquerait de se solder par un éclatement de l’euro. Le jeu solitaire de l’Allemagne pourrait lui valoir une monnaie réévaluée à la mesure de son économie, donc renchérie de 30 % par rapport à la France. Adieu compétitivité. Adieu marché européen soumis. Cette apparence de solidarité dans laquelle la France ou l’Italie contribueront à peu près autant qu’elles toucheront sauvera les apparences et la balance commerciale allemande. Mais ne soyons pas chagrins alors que nous sommes enfin dehors. Nous nous ferons croire qu’Emmanuel Macron a sauvé la France et l’Europe, et qu’il est ce jeune colonel posant à Montcornet, le 17 mai 1940, les bases du redressement futur.

Le président devrait pourtant lire une œuvre majeure qui nous raconte ce que fut ce printemps 1940 aussi sûrement que le fait l’Etrange Défaite de Marc Bloch. Manuel Chaves Nogales était un journaliste réfugié espagnol qui assista de l’intérieur, au plus proche du pouvoir, à la débâcle. Et l’Agonie de la France* est le portrait d’un pays à la fois rongé depuis 1936 par ce qu’il appelle la « guerre civile larvée », menant à des haines farouches, et prêt à se lever en masse pour défendre la patrie. Ce qu’il observe est une formidable énergie du peuple savamment éteinte par un commandement militaire réactionnaire qui vouait à ces citoyens soldats un mépris sans nom. La « drôle de guerre » fut avant tout le moment de la destruction méticuleuse, par des procédures absurdes, de la combativité, de l’engagement et du sentiment d’union nationale. Ces officiers savaient intimement que leur stratégie était calamiteuse et qu’ils couraient à l’échec, mais aucun, nous dit Nogales, ne fit l’ « effort intellectuel » d’imaginer autre chose. Une chose, cependant, est certaine : malgré les tentations révolutionnaires, du côté des ligues comme de celui des communistes – tentations inassouvies et nourrissant les frustrations -, ce n’est pas le peuple qui a rêvé d’un régime autoritaire mais les élites qui ont cessé de croire en la démocratie, provoquant l’effondrement. « En voulant en finir avec la démocratie, on en finit avec la France, écrit le républicain espagnol. En voulant détruire l’esprit libéral, on détruisit l’esprit français. »

Souvenons-nous de cet avertissement alors que rien n’est plus tentant que de s’appuyer sur l’esprit grégaire et la peur du chaos, et de mentir allègrement, pour masquer l’incurie. Si les citoyens soupçonnent que les appels à la mobilisation générale n’ont pour but que de leur faire accepter ce qu’ils refusaient avant la crise, ils se replieront sur leurs intérêts particuliers et la défense tatillonne de leurs prérogatives. Mais, pour la défense sincère du bien commun, les Français ont encore dans leur majorité des trésors de courage et de ferveur.

Cet article est à retrouver dans le magazine n°1210 en kiosques cette semaine « La France est-elle foutue ? », disponible en ligne pour seulement 1,99 euros.

* L’Agonie de la France, de Manuel Chaves Nogales, La Table ronde, coll. « Quai Voltaire », 2013.

Source : Marianne

 

 

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