État d’urgence sanitaire : « La figure du danger était celle du terroriste, demain, ce sera le malade »

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L’état d’urgence sanitaire a été prolongé jusqu’en juillet. Il permet au gouvernement de limiter les déplacements autorisés et d’imposer des mesures d’isolement et de quarantaine. Ce nouvel état d’urgence rappelle celui de 2015, contre le terrorisme. Ces dispositions d’exception risquent de devenir permanentes, alerte Sarah Massoud, du Syndicat de la magistrature. Entretien.

Basta ! : La loi de prolongation de l’état d’urgence sanitaire telle qu’elle a finalement été adoptée le 11 mai semble-t-elle plutôt moins dangereuse pour les libertés que le projet initial ?

Sarah Massoud [1] : Le texte final est moins rude en termes d’atteintes aux libertés individuelles que le projet de loi initial. Mais il y a quand même dans la loi finale prorogeant l’état d’urgence sanitaire une philosophie qui demeure, et que nous contestons, celle du tropisme de l’exception. Le texte a été amendé plutôt dans un sens favorable sur la question du fichier de suivi des malades du Covid, mais nous devons rester très vigilants sur sa mise en œuvre [2].

Concernant l’isolement et la quarantaine, qui existaient déjà dans la loi instaurant l’état d’urgence sanitaire  [3], ces mesures prennent une ampleur différente et accrue dans le cadre du déconfinement. Ce sont des mesures privatives de liberté, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 11 mai sur la loi de prorogation de l’état d’urgence [4]. En tant que telles, elles sont accompagnées d’un contrôle du juge des libertés et de la détention [JLD], sur lequel nous sommes tout à fait d’accord. Qui dit privation de liberté, dit intervention du juge judiciaire. Le texte prévoit une intervention possible du JLD dès 72 heures après la décision de placement en isolement ou en quarantaine. Le JLD devra par la suite intervenir si la mesure est prolongée au-delà de 14 jours.

Les juges des libertés et de la détention savent-ils exactement sur quoi ils vont devoir statuer ? Ont-ils les moyens pour le faire ?

Nous sommes inquiets pour la mise en œuvre de cette nouvelle compétence dans la mesure où le service public de la justice est asphyxié depuis des lustres et fonctionne dans des conditions dégradées. Pour l’instant [5], il n’existe aucune information sur comment vont être mises en œuvre ces dispositions, avec quels moyens supplémentaires ou pas, sachant que la reprise d’activité des juridictions est déjà très ardue. La période de confinement a conduit à de nombreux reports ou annulations d’audiences que les personnels de justice vont devoir rattraper dans des conditions d’exercice encore limitées. En plus, nous ne savons absolument pas combien de personnes vont être concernées. L’isolement et la quarantaine sont déjà appliquées dans les territoires et départements d’outre-mer, d’ailleurs sans aucun contrôle juridictionnel avant le 11 mai. Dans les Dom-Tom, en quelques semaines seulement, cela a concerné 1500 personnes.

Les décisions de placement en quarantaine ou en isolement seront prononcées par les préfets, sur proposition des agences régionales de santé, sur la base d’un certificat médical qui sera soumis aux autorités judiciaires. Hormis ce certificat médical, nous sommes dans le flou total sur ce qui constituera ces procédures. Si on fait le parallèle avec les soins sans consentement en psychiatrie [où le juge des libertés et de la détention intervient après 12 jours d’hospitalisation sans consentement], une part non-négligeable des mesures d’hospitalisation sont finalement levées par les juges à défaut d’élément suffisant. Avec ces mesures sanitaires, les JLD sont encore dans l’inconnu.

Votre syndicat estimait-il dès le début qu’un état d’urgence était inutile, qu’appliquer le code de la santé publique suffisait ?

Quand nous avons présenté nos premières observations, le 25 mars, nous avions questionné la légitimité de l’instauration d’un tel régime d’exception. Au bout de plusieurs semaines d’état d’urgence sanitaire, nous avons constaté un activisme de la part des autorités administratives ayant prononcé pléthore d’arrêtés préfectoraux, d’arrêtés municipaux portant atteintes aux libertés individuelles, aux contenus souvent disproportionnés et déconnectés de l’objectif sanitaire. Ce productivisme normatif non justifié a confirmé nos craintes initiales. D’où notre opposition à la prorogation de cette « légalité de crise ». Nous estimons que les dispositions du droit commun, dans le Code de la santé publique et dans d’autres textes, suffisent pour organiser la réponse à la crise sanitaire, y compris le déconfinement. Notre principale crainte aujourd’hui, c’est de voir une contamination du droit commun par ces dispositions d’exception. Nous en avons amèrement fait l’expérience par le passé. Le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits humains l’ont aussi dit [6].

C’est le parallèle que vous voyez avec l’état d’urgence anti-terroriste de 2015 ?

Complètement. Avec la loi Silt [loi du 30 octobre 2017 « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme »], le droit commun a été complètement contaminé par les dispositions de l’état d’urgence « antiterroriste ». L’adoption de cette loi Silt a des conséquences énormes sur le terrain des libertés individuelles. Prenons l’exemple des périmètres de protection. Ce sont des zones aux abords et à l’intérieur desquelles sont autorisés des contrôles de police, parce qu’il y aurait un risque de commission d’infraction en lien avec le terrorisme. Nous avons pourtant constaté que ces contrôles ont en fait été pratiqués dans le cadre de mobilisations sociales, que ce soit les manifestations du 1er mai, des Gilets jaunes ou sur le climat. Ces périmètres de protection et ces contrôles de police ont été utilisés pour réprimer des contestations sociales en dehors de tout objectif à visée terroriste. La conséquence est désastreuse en termes d’atteintes aux libertés fondamentales, telle celle de manifester, garantie par la constitution.

Cette loi Silt est censée être réexaminée au 31 décembre 2020. Nous craignons qu’elle soit encore renforcée à cette occasion. Il faut bien avoir conscience que les réformes qui se succèdent depuis près de vingt ans font primer la notion d’ordre public sur celle des libertés individuelles. Les pouvoirs publics ont pour dogme la sécurité, quitte à déployer des discours fondés sur la peur. La figure du danger était celle du terroriste, aujourd’hui, cela va être celle du malade testé positivement. Dans quelques mois, la figure à contrôler et à pister, ce sera peut-être le malade du Covid asymptomatique. Il y a toujours une cible qui permet aux pouvoirs publics, sous couvert d’une potentielle dangerosité, de mettre à l’œuvre des dispositions qui sont très attentatoires aux libertés publiques. Et le risque, déjà rampant, est celui de l’accoutumance aux législations du pire.

Il y a quand même une résistance de différents collectifs et associations, notamment du Syndicat de la magistrature…

Mais sommes-nous entendus ? Nos positions centrées sur la défense des droits fondamentaux sont trop peu prises en compte dans le travail législatif. D’ailleurs, le contrôle parlementaire sur ces lois d’exceptions est totalement asséché. Il est encore plus faible aujourd’hui que dans le cadre de l’état d’urgence antiterroriste. Aucune évaluation n’est prévue. Il existe seulement deux missions d’informations, au Sénat et à l’Assemblée nationale. Elles ne disposent pas de toutes les informations leur permettant d’évaluer effectivement quelles sont les conséquences de l’état d’urgence sanitaire, notamment en termes d’atteintes aux libertés. C’est parce que cette évaluation institutionnelle est inexistante que nous avons mis en place un réseau de veille, contraint de pallier une carence dramatique de nos institutions [voir à ce sujet notre article En prolongeant l’état d’urgence, le pouvoir privilégie une politique disciplinaire au nom de la prévention sanitaire].

Au sein de ce réseau de veille, vous contestez en particulier le délit de non-respect du confinement ?

Nous contestons ce délit à tous égards. Nous considérons déjà que la répression est vaine pour faire respecter les règles instituées par l’état d’urgence sanitaire, surtout dans un contexte aussi particulier que celui de l’épidémie actuelle. Par ailleurs, le fait d’encourir une peine d’emprisonnement parce qu’on est pas en capacité de fournir une attestation, parce qu’on a oublié l’attestation ou parce qu’on est sorti de chez soi peut-être pas pour le bon motif, nous semble totalement disproportionné [7]. Nous contestons la construction juridique de ce délit. C’est un ovni juridique. La Cour de cassation a d’ailleurs transmis le 13 mai au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité concernant ce délit, au motif qu’il pouvait porter atteinte au principe de la légalité des délits et des peines, et à la présomption d’innocence.

Rappelons que plus de 15 millions de contrôle ont été effectués pendant le confinement, ils ont donné lieu à plus d’un million de verbalisations. Ce délit a aussi révélé des inégalités sociales déjà constatées par ailleurs. La Seine-Saint-Denis a été l’objet de bien plus de contrôles que d’autres territoires. Cela a touché des personnes qui, économiquement, sociologiquement, n’étaient peut-être pas en mesure de respecter le confinement aussi bien que d’autres catégories de la population. Ce délit a en plus été aggravé dans le cadre de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, car la liste des personnes habilitées à verbaliser a été étendue. Ce n’est pas pour mettre en cause les forces de l’ordre, elles peuvent aussi être en difficulté car toutes ne sont pas formées à ce type de contrôle. C’est difficile de savoir ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas. Il y a beaucoup de textes qui sortent régulièrement, et la communication gouvernementale est très erratique. Comment peut-on respecter une règle quand la règle est si imprécise et fluctuante ? De surcroît, aujourd’hui, les règles ne sont pas les mêmes selon les régions. Le fait que cet état d’urgence sanitaire s’accompagne d’une nouvelle police sanitaire nous inquiète énormément.

Vous pointez aussi le risque de voir l’exception se généraliser dans la manière même dont fonctionne la justice ?

Ce sont des dangers que les citoyens ne perçoivent pas forcément. En matière de procédures civile ou pénale, ce sont par exemple des mesures dérogatoires, qui se justifient aujourd’hui, en période exceptionnelle : des audiences en visioconférence, une multiplication des procédures écrites. Nous le comprenons tant que c’est transitoire, en réponse à l’urgence sanitaire et à la nécessité des gestes barrière. Mais nous sommes très inquiets de voir ces modalités dérogatoires d’activité juridictionnelle contaminer nos fonctionnements habituels. Plus on pratique ces modes dégradés, plus on risque de s’y habituer. Plus on s’y habitue, plus leur validation postérieure est facile à mener pour les pouvoirs publics.

Par exemple, nous nous attendons à ce que nombre de collègues nous opposent que la visioconférence, ce n’est pas si mal que ça, et qu’au final, au nom de la rentabilité, et face à une chancellerie sourdes à nos appels à l’aide, une justice déshumanisée s’impose. Il faut toujours garder à l’esprit, et cela a été prouvé par le passé, que les régimes d’exception servent de laboratoires pour la pérennisation des dispositions dérogatoires. Qui dit dérogatoire dit attentatoire aux libertés individuelles.

Recueilli par Rachel Knaebel

Photo de une : © Anne Paq

Source : Bastamag

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