Cyber Bac ou une certaine déviation philosophique

Entre fusion des identités numériques, biologique et financière, entrée en force des intelligences artificielles qui s’immiscent dans tous les domaines de nos vies, sans parler des QR codes qui nous sont apposés, notre vie toute entière semble devoir, de gré ou de force, se couler dans le cyber espace. Dans ce cas précis, il s’agit d’un des derniers bastions qui restent encore, notre capacité intellectuelle et son évaluation.

Dans la droite ligne de la volonté manifeste et volontaire de notre élite dirigeante à numériser nos vies, un incident a été peu rapporté ces derniers jours.
Après l’épreuve de philosophie passée la semaine dernière, seule maintenue pour le Baccalauréat 21 quand les autres matières seront évaluées par contrôle continu, les profs ont eu la désagréable surprise de découvrir qu’ils seraient tenus de corriger les copies sur un logiciel nouvellement pondu du nom de Santorin, qui malheureusement n’évoque guère le farniente.
Les copies ont été scannées et chargées sur un logiciel accessible en ligne, enfin, parfois…Copies mal anonymisées, mélangées, floues, à l’envers, les bugs se multiplient, rendant une correction fluide et cohérente difficile, voire impossible.
Par ailleurs, les profs sont « surveillés », le rectorat sait combien de temps est passé sur chaque copie, à quelle heure, c’est tout juste si on leur sert pas un menu déroulant avec les remarques à apposer sur les copies.
Une fois encore, dans une hâte coupable à « moderniser » le travail, le déshumaniser, on multiplie les erreurs qui ne sont, dans ce cas précis, pas corrigeables.
Certains ont demandé à recevoir les copies papier, lorsque la numérisation avait rendu quelque chose d’illisible, mais les copies n’étant plus anonymes après numérisation, pas moyen de les avoir. Plusieurs groupement de professeurs ont protesté, se sont essayés au bras de fer avec les rectorats, en vain.
Ci dessous un texte publié par les profs en colère, qu’une fois n’est pas coutume, je soutiens.

Entre fusion des identités numériques, biologique et financière, entrée en force des intelligences artificielles qui s’immiscent dans tous les domaines de nos vies, sans parler des QR codes qui nous sont apposés, notre vie toute entière semble devoir, de gré ou de force, se couler dans le cyber espace. Dans ce cas précis, il s’agit d’un des derniers bastions qui restent encore, notre capacité intellectuelle et son évaluation.
Quelle sera la prochaine étape ? Des copies sur écran, dactylographiées et évaluées par un smart-avatar issu des relations coupables de Silicon Valley et du Forum de Davos ?

« Non au cyberbac

Depuis son entrée en fonction, M. le ministre de l’Éducation Nationale entend réformer le baccalauréat, un examen depuis longtemps dégradé, mais dont il demeurait une façade. Avec ce vestige du temps jadis : la composition inaugurale de philosophie. Place désormais à l’évaluation en contrôle continu. Concession magnanime, la philosophie demeure en fin d’année, ainsi qu’une épreuve de grand oral, déjà considérée par plusieurs enseignants réfractaires comme un pur numéro de spectacle. Une façon pour l’élève de mettre une première fois en scène son employabilité.

La pandémie de Covid-19 a mis à mal l’organisation du bac. Elle a surtout révélé la logique de cette réforme : se passer des enseignants, présents devant les élèves. Détruire la relation pédagogique pour lui substituer des procédures neutres d’évaluation. À la façon d’une machine. Les propos du ministre lors des Assises de l’Intelligence Artificielle pour l’école, tenues en décembre 2018, appelant à assister toujours plus le travail de correction des enseignants par les calculateurs artificiels, étaient limpides. M. Blanquer ne fait sans doute que poursuivre une transformation entrepreneuriale de l’école bien entamée avant lui. Mais il s’y livre avec zèle. Les startuppers et financiers de la «EdTech», promoteurs de la digitalisation de l’école, furent tout heureux d’apprendre que dans le monde «difficile à comprendre», «opaque» et «peu facilitant» de l’Éducation Nationale, il restait des «portes d’entrée » (le ministre lui-même) permettant d’établir des « règles du jeu qui fassent levier pour [leur] action » (voir sur le site du ministère, le  « lancement du fonds educapital avec Jean-Michel Blanquer et Mounir Mahjoubi »). 

Trois ans après, avec ce bac de philosophie 2021, nous y sommes. Le jeu se dérègle. L’institution est démantelée, méthodiquement. Disparités entre établissements dans la gestion de la situation sanitaire, entre des classes réduites de moitié et d’autres ayant travaillé en effectif complet ; choix de la meilleure des notes entre celle du contrôle continu et celle de l’épreuve, autre manière de lui ôter son sens, sauf dans quelques cas exceptionnels ; convocations envoyées au compte-goutte, en avance ou à retardement, étourdissant les directions d’établissements dans un tourbillon « disruptif ». Quant à la correction des copies, elle a été imposée sous forme « dématérialisée », autrement dit, numérique. L’assistant pédagogique de la machine, dont on n’imagine quand même pas qu’il ait son mot à dire, corrigera à la chaîne grâce au menu déroulant d’annotations pré-enregistrées. Tel un robot, ce mot dérivé du tchèque « robota », qui signifie travail servile. Mais fi de ces considérations intempestives. Les professeurs de philosophie en terminale ne sont pas là pour penser, ni pour pratiquer des évaluations comparatives de copies comme le requiert un examen (et non un concours). Pendant ce temps, un logiciel mouchard comptabilise le temps passé sur une copie, la régularité du travail, de sorte que des algorithmes façonnent un « retour d’expérience » auprès du ministre. 

Fascinés (ou feignant de l’être) par l’outil technique, le ministère et l’inspection générale oublient d’interroger la contrainte technologique. Ils ne la voient pas davantage que l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Et puis, cela se fait ailleurs : BTS, épreuves de français, Capes et agrégation. N’est-ce pas l’indice de l’innocuité du dispositif ? 

Nous, professeurs de philosophie, n’admettons pas que l’on refuse ainsi de penser. La  dématérialisation des corrections, indice de l’ignorance des spécificités de notre métier, est un symptôme : elle renvoie à une dérive sociale, culturelle et écologique profonde, qui étend la contrainte à tous les niveaux de la société. Qui l’enserre dans la toile des algorithmes. Telle est déjà la logique cœrcitive de Parcoursup, qui a transformé en quelques années nos élèves en entrepreneurs de leur scolarité. 

Archaïques, sans doute, nous voudrions enseigner à nos élèves par le dialogue, dans un rapport vivant. Non pas évaluer machinalement les performances de gestionnaires en herbe. Par conséquent, nous nous abstiendrons de participer à la mascarade de cette édition du bac. Nous appelons de surcroît les collègues de toutes les disciplines et de tous les niveaux à remettre en question la réforme Blanquer et la logique accablante de Parcoursup.

Source : Re-love-ution.org

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