Constitutionnalité du confinement: le Conseil d’Etat n’est pas sérieux!

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Le Conseil d’État a été saisi le 18 avril 2020 de la conformité du confinement à l’interdiction des privations arbitraires de liberté et au droit à un recours juridictionnel effectif. Par une décision du 22 juillet 2020 rendue hors délai, il a, sous couvert de leur absence de caractère sérieux, décidé ne pas renvoyer ces questions de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

Chacune des personnes résidant sur le territoire de la République française a été confinée à son domicile pendant 55 jours, par l’effet, à compter du 24 mars et jusqu’au 10 mai 2020, d’une disposition législative particulièrement lapidaire, inscrite au 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique : une fois déclaré l’état d’urgence sanitaire, le Premier ministre peut par décret « interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ».

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A l’occasion d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir du décret du 23 mars 2020 du Premier ministre mettant en œuvre ce confinement (requête n° 440149), j’ai saisi le 18 avril 2020 avec l’Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO) le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contre cette disposition législative, en lui demandant qu’il renvoie au Conseil constitutionnel le soin de dire si elle est ou non conforme à la Constitution. Le mémoire distinct du 18 avril 2020 peut être téléchargé ici : Mémoire distinct QPC 18 avril 2020 (pdf, 304.6 kB) ; il a été complété par des observations complémentaires les 11 mai (mémoire QPC complémentaire du 11 mai 2020 (pdf, 109.4 kB)) et 9 juin (mémoire QPC complémentaire du 9 juin 2020 (pdf, 113.8 kB)). Cette QPC a été audiencée, avec le recours au principal, le 3 juillet ; il ne m’a pas été possible de prendre la parole à cette audience, non plus que mon représentant Me Jean-Baptiste Soufron, avocat à la Cour, puisque les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ont un monopole en la matière devant le Conseil d’Etat, y compris pour les affaires ne nécessitant pas comme en l’espèce le ministère d’un avocat.Je considère que le confinement « à la chinoise », qui nous a été imposé pour pallier les déficiences organisées depuis des décennies du service public hospitalier ainsi que l’absence de masques comme de tests et dont on n’a pas encore commencé à mesurer les effets collatéraux dévastateurs de tous ordres (v. « Les inquiétants effets sanitaires collatéraux du coronavirus », lemonde.fr, 13 juillet 2020), est une mesure administrative privative de la liberté d’aller et de venir, comme telle devant être soumise à bref délai au contrôle ex ante ou ex post du juge judiciaire par l’effet de l’article 66 de la Constitution qui lui confère un monopole de compétence pour vérifier qu’une détention n’est pas arbitraire (v. « Le confinement : 67 millions de privations arbitraires de la liberté de circuler », 13 mai 2020). Cette mesure ne peut au surplus faire l’objet d’un recours juridictionnel effectif puisque les procédures de référé ouvertes devant le Conseil d’État ne permettent pas d’obtenir un examen complet et définitif de la légalité des mesures réglementaires de mise en œuvre du confinement.

Par sa décision Cassia et ADELICO du 22 juillet 2020, le Conseil d’Etat a refusé de renvoyer cette QPC au Conseil constitutionnel, au motif que la constitutionnalité du confinement n’était pas sérieusement discutable.

Le présent billet retrace les étapes procédurales qui ont conduit à cette solution bien peu convaincante et par ailleurs rendue au-delà du délai de trois mois imparti au Conseil d’Etat à peine de transmission automatique de l’affaire au Conseil constitutionnel.

 

Procrastination procédurale

En application de l’article 23-4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État dispose de trois mois pour trancher une QPC – en l’occurrence, il avait jusqu’au samedi 18 juillet.

Au vu de son actualité et de son importance concrète sur la vie quotidienne de 67 millions de personnes, il aurait été de bonne administration de la justice que le Conseil d’État statue toutes affaires cessantes sur la QPC tant que le confinement était en vigueur, ainsi qu’il avait pu le faire à l’égard de certains assignés à résidence à l’époque de l’état d’urgence sécuritaire.

Or tout au contraire, le Conseil d’État a choisi de jouer la montre, comme il a déjà pu le faire sous l’état d’urgence sanitaire pour l’enregistrement des demandes d’asile (v. « Etat d’urgence sanitaire : le Conseil d’Etat ne change que sa méthode, 2 mai 2020) ou la liberté de manifester (v. « L’état d’urgence sanitaire bis est-il conforme à la Constitution ? », 22 juin 2020). Il a certes donné 15 jours à compter du 22 avril au Premier ministre (et aux ministres de la Justice et de la Santé) pour produire des observations en défense, mais n’a tenu aucun cas du dépassement de ce délai. Puis, le 5 mai, il a choisi d’adresser mes écritures au ministère de l’Intérieur, en lui laissant à nouveau 15 jours pour défendre à la QPC.

Ce n’est que le 5 juin 2020 que le ministre des Solidarités a, au nom de l’État et donc en celui du Premier ministre comme des autres ministères, produit de courtes observations en défense. Au lieu de convoquer le plus rapidement possible une audience publique, alors au surplus que j’avais produit par retour des observations sur ce mémoire, le Conseil d’État a à nouveau pris son temps et ne l’a organisée que pour le vendredi 3 juillet, à 14 h.

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L’avant-veille, j’ai été informé par l’application informatique dédiée du Conseil d’État qu’à cette audience publique, le rapporteur public (un membre du Conseil d’État chargé de présenter l’affaire à la formation de jugement et de proposer une solution) allait conclure au non-lieu à renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel, ce qui dispenserait le Conseil d’Etat de se prononcer « au fond » sur le caractère sérieux ou non de cette QPC. Dans une décision Cassia du 10 septembre 2019, le Conseil constitutionnel m’avait déjà « fait le coup » du non-lieu à statuer, là encore en statuant opportunément avec une lenteur calculée sur la réclamation dont je l’avais saisi (« Qui devrait publier le nombre de soutiens au référendum ADP ? », 18 septembre 2019). 

Utilité de la QPC

La cause du non-lieu en QPC n’a pas été précisée par l’application Télérecours, et cela était d’autant plus regrettable que les observations en défense du ministère des Solidarités étaient également muettes sur ce point, concluant au rejet « au fond » de la QPC en raison de son absence supposée de caractère sérieux et donc de la conformité à la Constitution des dispositions législatives litigieuses. Cette manière opaque, contraire aux principes de bonne administration et de loyauté du procès, de rendre la justice administrative, est indigne d’un Etat de droit de qualité : elle revient en pratique à favoriser l’administration défenderesse quasi-assurée d’obtenir le rejet de la requête sans même avoir eu à soulever la cause du rejet, le demandeur ne découvrant le motif d’un éventuel non-lieu alors que l’instruction est clôturée et donc qu’il est trop tard pour tenter de réagir en temps utiles (le délibéré se tient dans la foulée de l’audience publique).

Il m’a donc fallu tenter de deviner, à 48 heures de l’audience publique, quelle pourrait être la raison que le Conseil d’Etat verrait désormais, sans même en aviser le demandeur, à ne pas statuer « au fond » sur le caractère sérieux de la QPC. J’ai produit en ce sens trois jeux d’écritures, comme on jette une bouteille à la mer.

Il m’a semblé que la cause du non-lieu à statuer sur la QPC ne pouvait le cas échéant que se trouver dans la décision n° 2020-846/847/848 QPC  du 26 juin 2020 M. Oussman G. et autres [Violations réitérées du confinement], par laquelle le Conseil constitutionnel a statué sur la constitutionnalité de la sanction pénale de 3 750 euros d’amende et de six mois d’emprisonnement relative à la violation répétée du confinement, inscrite au 4ème alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique. Le Conseil constitutionnel a considéré que ce texte est conforme à la Constitution en tant qu’il renvoie à la sanction de la méconnaissance du confinement.

Alors même que, pour reprendre le titre de la présentation qu’il donne de sa décision, le Conseil constitutionnel « s’est prononcé sur les dispositions réprimant la violation réitérée du confinement » et non sur la constitutionnalité globale du confinement, il s’est dans les motifs et le dispositif de sa décision référé à l’objet de ma QPC – le 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique.

Or, aux termes des articles 23-4 et 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat n’est tenu de procéder au renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel que lorsque la disposition législative litigieuse « n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel (…) » ; autrement, il n’y a pas lieu de renvoyer une disposition législative qui a déjà été déclarée conforme à l’intégralité des droits et libertés constitutionnels.

J’ai pensé que c’est cette cause de rejet que le rapporteur public suggérerait à la formation de jugement du Conseil d’État de retenir.

Une telle proposition ne pouvait à l’évidence être suivie, sauf à ce que le Conseil d’Etat procède à une surinterprétation de la décision du 26 juin 2020 : il était manifeste que celle-ci n’a reconnu la conformité du confinement à (toute) la Constitution ni dans ses motifs (son raisonnement, ou ce qui en tient lieu), ni dans son dispositif (ce qui est décidé in fine à l’issue de la motivation).

S’agissant d’une part de ses motifs, la décision du 26 juin 2020 rappelle en premier lieu, à quatre reprises, que les dispositions législatives alors contestées par les requérants étaient uniquement celles de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique portant sanctions pénales, et non celles du 2° de l’article L. 3131-15 du même Code portant confinement : 1/ « La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique (…) » (para. 2) ; 2/ « Le 2 ° de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique permet au Premier ministre, dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré et pour garantir la santé publique, d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux et de santé. Les dispositions contestées répriment la violation de cette interdiction lorsqu’elle est commise alors que, dans les trente jours précédents, trois autres violations de la même interdiction ont déjà été verbalisées. La violation de cette interdiction est alors punie de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende » (para. 10) ; 3/ « Les dispositions contestées, qui n’instaurent aucune présomption de culpabilité, ne méconnaissent ni la présomption d’innocence ni les droits de la défense » (para. 14) ; 4/ « en sanctionnant la quatrième violation de l’interdiction de sortir, les dispositions contestées punissent des faits distincts de ceux réprimés lors des trois premières violations » (para. 15).

En second lieu, s’il est vrai que le Conseil constitutionnel a pris position sur la constitutionnalité du 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique (para. 12), ce n’est « que » pour juger que cette disposition est suffisamment précise pour que le renvoi qu’y fait l’article L. 3631-1 du même Code ne viole pas le principe de la légalité des délits et des peines, et non qu’elle est conforme à l’ensemble des dispositions constitutionnelles, ce y compris les articles 66 de la Constitution (qui n’avait au demeurant pas été invoqué par les demandeurs à la QPC) et 16 de la Déclaration de 1789.

S’agissant d’autre part du dispositif de la décision du 26 juin 2020, il se présente de la manière suivante : « Article 1er. – Le renvoi opéré, au sein du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique dans sa rédaction résultant de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, au 2 ° de l’article L. 3131-15 du même code, est conforme à la Constitution ».

Ce dispositif porte clairement sur la seule constitutionnalité de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique, qui faisait l’objet des QPC renvoyées par la Cour de cassation.

Il ne déclare pas le 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique lui-même conforme à la Constitution, comme cela aurait été le cas si le dispositif avait été rédigé de la sorte, comme cela est classique dans les décisions du Conseil constitutionnel :

« Article 1er : Sont conformes à la Constitution :

  • les dispositions du 4ème alinéa de l’article 3136-1 du Code de la santé publique ;
  • les dispositions du 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique ».

Or, il n’y a non-lieu à renvoyer ou à examiner une QPC que lorsque la disposition litigieuse a « spécialement » déjà été déclarée conforme dans les motifs et le dispositif. Ainsi, si selon le Conseil constitutionnel il y a eu non-lieu à statuer dans la décision n° 2020-850 QPC du 17 juin 2020 Patricia W., c’est parce que « dans sa décision du 18 novembre 1982, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné l’article L. 262 du code électoral, dans la même rédaction que celle contestée par la requérante. Il a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de sa décision » (pt 6). Cette décision du 18 novembre 1982 juge à cet égard explicitement, dans son dispositif, que : « Article 3 : Les autres dispositions de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel sont déclarées conformes à la Constitution. »

Par comparaison, le dispositif de la décision du 26 juin 2020 ne déclare pas le 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique conforme aux droits et libertés constitutionnels ; seul le renvoi opéré à cette disposition par l’article L. 3136-1 du même Code est jugé conforme à la Constitution.

La décision du 26 juin 2020 emploie d’ailleurs à cet égard le verbe « être » au singulier (« le renvoi est » conforme) sans évoquer des dispositions qui « sont » conformes, ce qui suffit à établir que les dispositions en débat dans ma QPC sur le confinement n’ont pas été déclarées conformes à la Constitution.

Il était donc incontestable que la décision du 26 juin 2020 ne jugeait nulle part le confinement du 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique conforme à l’ensemble des droits et libertés constitutionnels. Décider le contraire, comme aurait pu le faire le Conseil d’État s’il avait suivi le sens annoncé des conclusions rapporteur public à l’issue du délibéré suivant l’audience publique du 3 juillet, serait revenu à commettre un déni de justice constitutionnelle, et partant à ajouter un arbitraire jurisprudentiel à l’arbitraire organisé par le législateur au profit de l’exécutif.

Mes trois jeux d’écritures produits entre le 1er et le 3 juillet ont semble-t-il fait effet puisque, à ma grande surprise, le rapporteur public n’a pas même évoqué un éventuel non-lieu à statuer sur la QPC lors de l’audience qui s’est déroulée à 16h. Il a conclu au rejet de la QPC en raison de son absence de caractère sérieux.

Mais une autre extravagance procédurale, bien  plus grave encore, était hélas en gestation.

 

Suspension ou prorogation du délai de trois mois pour trancher une QPC ?

Le 19 juillet 2020, le Conseil d’Etat n’avait toujours pas tranché la QPC. Une date prévisionnelle de lecture était annoncée pour le 22 juillet à 14 heures, soit trois jours après l’expiration du délai de trois mois.

Or, le dépassement de ce délai de trois mois entraîne, par application du premier alinéa de l’article 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958,  la transmission automatique de la QPC au Conseil constitutionnel (« Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel »).

Le 21 juillet 2020, j’ai donc écrit au greffe du Conseil constitutionnel pour demander que ma QPC soit enregistrée, et par l’intermédiaire de mon avocat ait produit une note en délibéré devant le Conseil d’Etat contenant une copie de ce courriel, lequel peut être lu ici : (pdf, 248.6 kB).

Certes, aux termes de l’article unique de la loi organique du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, « Afin de faire face aux conséquences de l’épidémie du virus covid‑19, les délais mentionnés aux articles 23‑4, 23‑5 et 23‑10 de l’ordonnance n° 58‑1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel sont suspendus jusqu’au 30 juin 2020 ».

Mais ainsi que je l’ai indiqué au Conseil constitutionnel et au Conseil d’Etat, cette ordonnance suspend le délai de trois mois sans le proroger, ce qui implique que le législateur organique n’a pas entendu faire à nouveau courir le délai de trois mois à compter du 30 juin 2020 jusqu’au 30 septembre 2020.

Une suspension d’un délai de procédure contentieuse n’a de sens que lorsqu’il reste un reliquat de délai à suspendre, ce reliquat recommençant à produire son effet à l’issue de la suspension. La suspension arrête temporairement le cours d’un délai sans effacer le délai qui a couru.

L’ordonnance du 30 mars 2020 a donc une incidence sur toutes les QPC formées avant le 31 mars, date d’entrée en vigueur de la loi organique, pour lesquelles le délai de trois mois n’a pas expiré : ce reliquat de délai est reporté après le 30 juin. Ainsi, pour une QPC formée le 10 janvier 2020, il aurait été possible au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation de statuer jusqu’au 10 juillet 2020, et non pas seulement jusqu’au 10 avril 2020.

En revanche, pour les QPC introduites après le 31 mars, la suspension du délai de trois mois est hors de propos, car par définition il n’y a aucun reliquat de jours de délai à suspendre, et que l’interruption de ce délai vaudrait en droit prorogation du délai de trois mois. En tout état de cause, la dé-suspension du délai implique qu’il commence à courir à partir du 1er juillet 2020 comme si la suspension n’avait pas eu lieu.

J’ai en conséquence demandé au Conseil constitutionnel d’enregistrer la QPC automatiquement transmise à compter du 19 juillet 2020 par l’effet de l’article 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, ou en tout état de cause de se saisir afin de rendre une décision sur le sens à donner à la « suspension » du délai de trois mois jusqu’au 30 juin 2020 prévue par la loi organique du 30 mars 2020.

Dans l’attente d’une réponse à cette demande, le Conseil d’Etat a rendu sa décision le 22 juillet, en suivant à la lettre les conclusions prononcées le 3 juillet par le rapporteur public.

 

Caractère sérieux de la QPC

Conseil d'Etat, salle de l'audience publique du 3 juillet 2020 © PC Conseil d’Etat, salle de l’audience publique du 3 juillet 2020 © PC

Immédiatement après l’audience publique du 3 juillet, j’avais déposé, en réaction aux conclusions du rapporteur public, une note en délibéré manuscrite remise en mains propres à la greffière, puis une autre par voie électronique.Le rapporteur public avait débuté ses conclusions en qualifiant le confinement de mesure phare de l’état d’urgence sanitaire, ce qu’elle est en effet. Cette circonstance plaidait à elle seule pour que sa constitutionnalité soit établie par le Conseil constitutionnel, et non par le Conseil d’Etat qui est au demeurant juge et partie puisque ma QPC conduisait à demander son dessaisissement au profit de la juridiction judiciaire.

Dans son analyse substantielle, le rapporteur public n’avait pas clairement expliqué en quoi le confinement ne serait pas, selon lui, privatif de la liberté d’aller et de venir – ce qui, en pratique, est au demeurant indéfendable, chacun a pu le constater entre le 17 mars et le 10 mai 2020, puisqu’il nous était par principe interdit de quitter notre domicile.

Il s’était appuyé sur le caractère général et impersonnel de la mesure de confinement pour en déduire qu’elle n’entrerait pas dans le champ de l’article 66 de la Constitution, à la différence par exemple des arrêtés individuels qui placent telle ou telle personne nommément identifiée en quarantaine ou en isolement.

Or, d’une part, rien ne permet de justifier une telle interprétation du champ d’application de cet article limité aux mesures individuelles privatives de la liberté daller et de venir ; la rédaction large de l’article 66 de la Constitution (« nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire (…) assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ») plaide au contraire pour que son champ d’application englobe toute mesure administrative, quelle que soit sa portée individuelle ou impersonnelle. D’autre part, il est beaucoup plus grave encore qu’il puisse être porté atteinte à la liberté d’aller et de venir par un décret réglementaire, applicable à tout ou partie de la population française, que par un acte de nature individuelle.

Au demeurant, la seule circonstance qu’il puisse y avoir un doute à cet égard, ainsi que l’a admis le rapporteur public, et la nouveauté de la question posée – une mesure réglementaire peut-elle être privative de la liberté d’aller et de venir ? – suffisait à établir le caractère sérieux de la QPC, qui porte sur une question inédite relative au champ d’application de l’article 66 de la Constitution.

Pour conclure à l’absence de caractère sérieux de la QPC, le rapporteur public avait également fait état d’éventuelles difficultés pratiques si le juge judiciaire devait intervenir à l’égard du confinement.

Cet argument pro domo était curieux. On ne voit en effet pas très bien pourquoi il n’y aurait aucune difficulté à ce que la juridiction administrative contrôle la mise en œuvre du confinement, mais que cette tâche deviendrait irréaliste si elle était confiée à la juridiction judiciaire par l’effet du monopole de compétence que lui confère l’article 66 de la Constitution.

Au demeurant, ainsi que l’indique explicitement l’article 66 de la Constitution qui se réfère à l’intervention de la juridiction judiciaire « dans les conditions prévues par la loi », il appartient au seul législateur d’organiser les modalités d’intervention de la juridiction judiciaire, et les éventuelles difficultés à cet égard sont inopérantes à déterminer le caractère sérieux ou non de la QPC.

Le rapporteur public avait enfin considéré que le confinement était suffisamment contrôlé par la juridiction administrative, plus précisément par le Conseil d’Etat compétent en premier et dernier ressort.

Cela est inexact, à un double titre.

D’une part, les procédures contentieuses de référé sont inadaptées à l’égard du confinement, à la fois parce que le Conseil d’Etat a refusé de reconnaître l’urgence à statuer en référé contre les mesures nationales de l’état d’urgence sanitaire et parce que le juge administratif des référés n’est pas « un juge » au sens de l’article 16 de la Déclaration de 1789 : les procédures de référé liberté et suspension rappelées par la loi du 23 mars 2020 ne constituent pas un recours juridictionnel effectif, en raison de ce que le juge des référés ne procède qu’à une analyse sommaire et partielle de la légalité de l’acte litigieux, ainsi que l’ont jugé de manière concordante le Conseil constitutionnel (CC, décision n° 2017-691 QPC du 16 fév. 2018, M. Farouk B. [Mesure administrative d’assignation à résidence aux fins de lutte contre le terrorisme], para. 19 ; décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B. et autre [Mesures administratives de lutte contre le terrorisme], para. 54), à propos des assignations à domicile de la loi SILT du 30 octobre 2017) et la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 30 janv. 2020, J. M. B. e. a. c/France, n° 9671/15, para. 212 à 221).

Par conséquent, faute de prévoir un examen contentieux en temps utiles de la régularité comme du bien-fondé du confinement de tout ou partie de la population française, le 2° de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique ne permet pas aux personnes assignées à domicile par suite d’une catastrophe sanitaire de saisir un juge en temps utiles.

D’autre part, parce que la seule circonstance que la QPC et le recours au fond ont été tranchés le 22 juillet 2020, soit plus de 2 mois après la fin du confinement, trois jours après l’expiration du délai de trois mois imparti au Conseil d’Etat pour se prononcer sur la QPC, et onze jours après la sortie de l’état d’urgence sanitaire de la loi du 23 mars 2020, suffit à montrer qu’aucune juridiction ne s’est prononcée à bref délai sur un recours relatif à l’analyse complète de la légalité procédurale et substantielle de la décision du Premier ministre de confiner la population française.

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Toutefois, par sa décision du 22 juillet 2020, le Conseil d’Etat a considéré, conformément à ce qui était annoncé par le rapporteur public, 1/ que l’article 66 de la Constitution ne donne un monopole de compétence à la juridiction judiciaire que pour les actes individuels et non réglementaires privatifs de la liberté d’aller et de venir ; et 2/ et qu’en dépit de l’évidence telle qu’elle résulte de mon propre recours qui démontre l’ineffectivité des voies de droit classiques contre un décret du Premier ministre portant confinement (et à l’égard duquel il n’existe pas de présomption d’urgence en contentieux de référé), que le droit constitutionnel à contester effectivement ce décret n’était pas méconnu.Bien entendu, je n’en resterai pas là et attend du Conseil constitutionnel qu’il se saisisse d’office à compter du 19 juillet 2020, faute de décision du Conseil d’Etat rendue dans le délai impératif de trois mois.

*

En définitive, le Conseil d’Etat a choisi de transformer son rôle de filtre des QPC en bouchon. Il a verrouillé l’accès au Conseil constitutionnel dans une affaire où sa propre compétence juridictionnelle était discutée, ce qui aurait en tout état de cause dû le conduire, au nom de l’impartialité objective, à renvoyer la QPC. Il a méconnu son obligation de se prononcer dans un délai de trois mois, en faisant une interprétation contra legem de la loi organique du 30 mars 2020.

Dans le pays de la Déclaration de 1789, cette atomisation de la quasi-totalité de nos libertés individuelles qu’est le confinement sous peine de sanctions pénales est donc jugée conforme à la Constitution. Comment a-t-on pu en arriver à un tel stade de putréfaction de nos valeurs collectives ?

Source : Médiapart

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