Caniço, Redouane, Burger King… Comment avancent ces onze enquêtes symboliques des « bavures policières »

New Posters Asking 'Justice For Steve' Posted In Nantes

A Nantes, de nombreux murs ont été couverts de posters « justice pour Steve ». – AFP
Quatorze mois après le début de la crise des gilets jaunes, plusieurs affaires de violences policières sont désormais dans les mains de la justice. « Marianne » fait le point sur onze enquêtes emblématiques… parfois classées.

Steve Caniço à Nantes, 21 juin 2019

Deux procédures judiciaires restent en cours pour tenter d’élucider ce qui s’est vraiment passé sur le quai de Loire, à Nantes, à l’aube du 22 juin 2019. A 4 heures du matin, comme prévu même si à cet endroit la musique ne dérange strictement personne, la police demande aux dix sonos de couper le son. Tout s’éteint, puis un DJ relance un dernier titre. A partir de là, deux versions divergent : les policiers prétendent avoir reçu des jets de bouteille. A l’inverse, les gens sur place assurent avoir été chargés et inondés de tirs de lacrymogènes… Une chose est certaine, tous les manuels de maintien de l’ordre préconisent de ne jamais intervenir à proximité d’un fleuve. A fortiori, comme c’est le cas à Nantes, sans aucun garde-fou. De fait, une douzaine de personnes, dans la panique, vont tomber à l’eau. Le corps de Steve Caniço, 24 ans, ne sera retrouvé qu’un mois après.

L’enquête judiciaire sur les circonstances de sa mort a été « dépaysée » de Nantes à Rennes où elle a été confiée à deux juges d’instruction. « L’enquête progresse bien, nous attendons des résultats d’ici la fin de l’été prochain », confie l’avocate de sa famille Me Cécile de Oliveira… En revanche, l’enquête du parquet de Nantes suite aux 89 plaintes déposées par des personnes présentes sur place semble avancer au ralenti. « A ce jour, seulement deux personnes tombées dans la Loire ont été entendues par l’IGPN, les autres ont reçu un simple questionnaire de l’IGPN», déplore l’avocate Nantaise Me Marianne Rostan. Quant au commissaire à la manœuvre ce soir là, il a été déplacé à Bordeaux dans l’intérêt du service. Une quasi-promotion puisque c’était son souhait de mutation avant l’affaire. Il y est « auditeur zonal ». C’est même lui qui est en charge d’évaluer ses collègues en matière de maintien de l’ordre !

Les deux baffes du 1er mai 2019 à Paris

 

A ce jour, c’est la deuxième condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Paris à l’encontre d’un policier. La scène s’est déroulée devant une cave à cigare près de Montparnasse, en marge de la manifestation du 1er mai 2019. « Casse toi », ordonne à un manifestant un brigadier en chef d’une compagnie de sécurisation et d‘intervention. « Casse toi toi », réplique Yohann, un gilet jaune ancien casque bleu en Bosnie. Le policier, qui s’en excusera à la barre, assène à Yohann deux coups au visage qui lui vaudront 21 jours d’arrêt de travail. Après enquête de l’IGPN, et renvoi en correctionnelle, le policier de 41 ans a écopé d’une peine de quatre mois de prison avec sursis et 1000 euros d’amende.

Le tir dans le dos de Bordeaux, le 12 janvier 2019

 

Acte IX des gilets jaunes à Bordeaux. Un pompier manifestant, Olivier Béziade est touché par un tir de LBD à l’arrière du crâne. Plongé dans le coma artificiel, l’homme est aujourd’hui victime de graves séquelles. « Il semble bien que l’on soit dans le cas d’un tir isolé, non conforme, face à quelqu’un qui fuyait et ne mettait pas les policiers en situation de danger», analyse David Le Bars, patron du syndicat des commissaires. Le gardien de la paix auteur du tir a été mis en examen début janvier 2020 des faits de « violences volontaires ». L’IGPN avait clôturé son rapport en septembre 2019. Le policier mis en examen n’a été visé par aucune mesure disciplinaire.

Le commandant de Toulon, le 5 janvier 2019

 

La vidéo a fait le tour de la toile. Un commandant de police, vite identifié comme étant le commandant Didier Andrieux, porte une rafale de coups au visage à un homme collé contre un mur. Un peu plus tôt dans la journée, le même policier avait été mis à terre par des gilets jaunes… qu’il était venu provoquer, dans une séquence, qui montre tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de maintien de l’ordre. Le procureur de Toulon refuse dans un premier temps d’ouvrir une enquête. Puis devant le tollé se ravise.
L’IPGN est finalement saisie et a clôturé son rapport depuis «
plusieurs mois ». Mais aucune suite judiciaire n’est connue à ce jour. « C’est le cas typique où des sanctions administratives auraient dû être envisagées », assène le patron du syndicat des commissaires. Décoré de la légion d’honneur avant l’incident, et très implanté à Toulon, le commandant Andrieux aurait fait jouer ses réseaux. Il pris sa retraite à l’automne dernier.

La mort Cédric Chouviat, le 3 janvier 2020

Cédric Chouviat, un livreur de 41 ans et père de 5 enfants, est interpellé le 3 janvier par une patrouille de la préfecture de police de Paris. Les trois policiers, dont une femme, sont basés au commissariat de 7e arrondissement de Paris. La scène se déroule quai Branly. Le livreur, qui roule sur un scooter pour lequel il n’a pas besoin de permis, est apparemment avec un téléphone collé à son casque. Selon les policiers qui veulent le verbaliser, il s’énerve. L’interpellation dégénère, sous les yeux de passants, dont certains filment, au point que Cédric Chouviat se retrouve plaqué au sol, sur le dos, où il fera un premier malaise cardiaque. Les policiers tentent de le réanimer, mais il décèdera 48h plus tard à l’hôpital.
Un premier rapport d’autopsie conclut à une asphyxie avec fracture du larynx. Est-ce la matraque des policiers, pour le bloquer au sol, qui est la cause des dommages ? La lanière de son casque ? Le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour « homicide involontaire ». «
Sous le choc, les collègues sur place sont en arrêt maladie », confie une source policière. De son coté, soucieux du moral des troupes, le préfet de police Didier Lallement s’est rendu au commissariat du 7e arrondissement…

À Marseille, Zineb Redouane meurt après un tir de grenade

Le 1er décembre, vers 19h, alors qu’une manifestation passe sous ses fenêtres, Zineb Redouane, une octogénaire d’origine algérienne, s’apprête à fermer les volets de son appartement lorsqu’elle est atteinte en plein visage par un tir de grenade lacrymogène. Hospitalisée en urgence, elle décède le lendemain au bloc opératoire. Une enquête de flagrance est ouverte deux jours plus tard par le procureur de la République, puis une information judiciaire pour « recherche des causes de la mort ». S’appuyant sur les propos du procureur alors que l’enquête n’est toujours pas bouclée, Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur, affirme pourtant que « l’enquête indique qu’elle meurt d’un choc opératoire (…) Je ne dis pas que c’est pas grave. C’est grave. Elle est morte. Mais qu’on n’accuse pas la police d’avoir tué quelqu’un, d’avoir assassiné quelqu’un. Ça n’est pas le cas ».

Une sortie qui a passablement énervé l’avocat du fils de Zineb Redouane, Brice Grazzini : « Alors que les conclusions ne sont pas rendues, le ministre de l’Intérieur se permet de devancer l’enquête ! Surtout, si Zineb Redouane n’avait pas été touché par un tir de Cougar, elle ne se serait pas retrouvée sur la table d’opération ».Durant l’enquête, l’IGPN est confrontée au mutisme voire à la mauvaise volonté des policiers auditionnés. Le capitaine qui commandait la CRS 50 présente sur place refuse ainsi catégoriquement de fournir les cinq lanceurs Cougar utilisés le 1er décembre pour un examen balistique. La police des polices ne s’en offusque pas. Lors des auditions des CRS en charge des tirs de Cougar, les enquêteurs se montrent également très prévenants envers les policiers interrogés, leur indiquant par exemple que sur les images de vidéosurveillance, il est impossible d’identifier le ou les tireurs. Le 21 août, la Cour de cassation ordonne finalement le dépaysement à Lyon. Les investigations avaient fait apparaître la présence d’André Ribes, adjoint au procureur de Marseille, en charge du début de l’enquête sur la mort de la vielle dame, aux côtés des forces de l’ordre ce 1
er décembre. De quoi jeter le trouble.

 

Maria, passée à tabac le 8 décembre 2018 à Marseille

Elle rentrait du travail avec son petit ami. Ce samedi 8 décembre, une grosse manifestation de gilets jaunes a agité la cité phocéenne toute la journée. « Le 1er et le 8 décembre, c’était la guerre », se rappelle Brice Grazzini, l’avocat de la jeune femme. Sur le chemin du retour, elle croise la route de manifestants. Des fumigènes arrivent dans la foule, tout le monde se met à courir. Dans la cohue, elle se prend un tir de LBD dans la jambe, tombe, son compagnon tente de la relever mais pas assez rapidement. Une équipe de policiers en civil, cagoulés, là-plupart avec des casques de moto, arrive et lui assène plusieurs coups de matraque et de pieds coups alors qu’elle est au sol. Elle doit subir une opération de la tête et reste plusieurs semaines à l’hôpital. Le début du calvaire. Car en plus des séquelles, « Maria s’est confrontée à l’omerta policière, digne de la voyoucratie », tonne Maître Grazzini.

Elle tente de déposer plainte à deux reprises selon lui, une première fois seule – elle subit un refus catégorique- une autre fois accompagnée de sa mère – on leur explique qu’elles doivent saisir l’IGPN. Maria obtempère et fait un signalement sur la plateforme de l’IGPN « mais personne ne l’a jamais rappelé », explique l’avocat. Du côté de l’institution, une source souffle que la jeune femme de 19 ans est restée introuvable pendant six mois, l’IGPN n’avait pas ses coordonnées. « Faux, il avait son adresse mail », rétorque Brice Grazzini. Une plainte est finalement déposée et le 30 avril 2019 et le procureur de la République de Marseille ouvre une enquête préliminaire pour « violences aggravées ». Maria et son conseil sont entendus par un commissaire. Ils en ressortent confiants, « l’audition était particulièrement détaillée », note l’avocat. Puis plus rien jusqu’à l’ouverture d’une information judiciaire le 25 juillet suivant pour violence volontaire aggravée et non-assistance à personne en danger. En prenant connaissance des détails de l’enquête IGPN, l’avocat s’étrangle : « C’est une enquête de surface, ils ne sont pas allés au bout des choses. Les auditions de policiers identifiés n’ont toujours pas été menées. Et aucune mise en examen ou de mis sous statut de témoin assisté n’a été décidé ». Il a d’ailleurs réclamé que l’IGPN soit dessaisi des investigations.

A Nice, le cas Geneviève Legay, bousculée le 25 mars 2019

 

Arié Alimi, l’avocat de Geneviève Legay, n’en démord pas : « Dans une affaire comme ça, c’est comme un kidnapping, si on ne réagit pas tout de suite, 48 heures après c’est foutu ! ». Le samedi 23 mars, à Nice, Geneviève Legay, militante d’Attac, est grièvement blessée lors d’une charge policière. Dès le lendemain, une enquête préliminaire est ouverte par le procureur de la République « en recherche des causes des blessures ». Dans la foulée, le magistrat s’empresse d’indiquer qu’elle a chuté « et s’est cognée contre un pylône fixe ». Puis, en conférence de presse le lundi 25 mars, il affirme tout de go que la militante de 73 ans « n’a pas été touchée par des policiers. Il n’y a aucun contact direct entre un policier et cette dame ». L’avocat de la militante décide alors de lancer un appel à témoin : « C’était risqué et du jamais-vu. C’est normalement la police qui agit ainsi. » Une technique qu’il réutilisera dans l’affaire du décès de Cédric Chouviat. Mediapart publie un article le 28 mars, à grand renfort de témoignages, battant en brèche la version du procureur, plaidant tous pour l’implication d’un policier dans la chute de la militante.

Autre bévue du procureur, avoir confié l’enquête préliminaire à la cheffe de la Sûreté départementale, compagne du commissaire chargé des opérations le 23 mars… Enfin, en juin, Mediapart révèle le contenu d’un compte-rendu d’opérations de maintien de l’ordre des gendarmes présents sur place. Les pandores, qui font état d’« une foule calme », indiquent avoir jugé les ordres du commissaire de police « disproportionnés », et qu’il n’y avait pas de « nécessité absolue d’utiliser les armes pour charger cette foule ». Pour toutes ces raisons, le capitaine commandant l’escadron a refusé d’obéir aux ordres. L’enquête est toujours en cours.

Adrien, blessé à la tête par un tir de LBD le 29 décembre 2018 à Nantes

Ce 29 décembre 2018, Eric et son fils Adrien sont venus sur Nantes en tant que Street Medic, du nom de ces groupes de volontaires qui fournissent des soins de premiers secours aux manifestants comme aux forces de l’ordre, lors des manifestations. Alors que son père prend en charge une dame en détresse respiratoire, Adrien s’éloigne pour voir ce qu’il se passe à l’avant du rassemblement. « Quelques minutes après, le bruit a couru qu’un manifestant s’était fait tiré dessus au LBD et qu’il était décédé. Je suis allé voir une première fois, puis une seconde. C’est là que j’ai reconnu Adrien », se remémore Eric. Pendant un instant, il le croit mort. Adrien a reçu un tir de LBD sur la tempe droite (et non derrière la tête comme l’ont écrit certains médias), puis au sol, il aurait reçu d’autres coups lors d’une charge policière. Résultat, un traumatisme crânien, la mâchoire cassée et plusieurs semaines d’hospitalisation. Et des séquelles épouvantables, « notamment des crises d’épilepsie très dures », explique le jeune homme, originaire de Saint-Nazaire.

Une première plainte est déposée par le père d’Adrien pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » comme lui ont conseillé les policiers. Leur avocat s’empresse de déposer une plainte complémentaire « avec arme et ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours ». Selon plusieurs témoins, trois policiers étaient dotés de LBD lors du tir, deux à la gauche d’Adrien, un à sa droite. Une enquête préliminaire a été ouverte. Selon nos informations, fin novembre, les investigations ont été confiées à un juge d’instruction dans le cadre d’une information judiciaire, ce qui indiquerait que l’enquête serait sur la voie de l’identification du tireur. Toujours d’après nos informations, le procureur de la République de Nantes, Pierre Sennes, suit de très près le dossier.

Lilian, 16 ans, la mâchoire fracturée par un tir de LBD

 

Il n’était pas là pour manifester mais pour acheter une veste. Ce 12 janvier 2019, à Strasbourg, Lilian, 16 ans, accompagné d’un ami, se retrouve non-loin d’un cortège de gilets jaunes. Son ami veut aller voir ce qu’il se passe, lui veut rebrousser chemin. Pas le temps, il est touché en plein visage par un projectile qui lui brise la mâchoire. Les témoins et le jeune homme affirment qu’il s’agit d’un tir de LBD. La Police nie. Six semaines durant, il doit garder des broches pour que la fracture se résorbe. Le 14 janvier sa mère dépose plainte contre X. Le parquet ouvre une enquête préliminaire. Après onze mois d’enquête, les investigations de l’IGPN mettent en évidence que Lilian a bien été touché par un tir de LBD et qu’il n’était effectivement pas sur place en tant que manifestant. Mais les enquêteurs n’ayant pas réussi à identifier le tireur, la plainte a finalement été classée sans suite.

L’assaut du Burger King avenue de Wagram

 

Les images sont violentes et donnent l’impression d’assister à une véritable scène de lynchage. Le 1er décembre 2018, plusieurs manifestants se réfugient dans un Burger King, avenue de Wagram à Paris pour échapper aux charges policières et aux gaz lacrymogènes. La première section de la 43e compagnie républicaine de sécurité de Chalon-sur-Saône reçoit l’ordre d’évacuer les personnes présentes. Les policiers s’exécutent et frappent avec une grande violence toute personne à portée de matraque, qu’elle soit debout ou au sol. Trois personnes ont porté plainte, un photojournaliste ainsi qu’un couple.
Une enquête préliminaire a été ouverte puis en mai 2019, un juge d’instruction a été saisi de l’affaire.

Dans son rapport de fin d’enquête préliminaire daté du 16 mai, l’IGPN, si elle constate bien que les « coups portés ne semblaient pas justifiés », n’a pas pour autant réussi à identifier les policiers frappeurs. Il faut dire que seuls deux officiers ont été interrogés, le capitaine présent et un commandant divisionnaire resté à l’extérieur du restaurant. Et ils n’ont pas été franchement coopérants puisque ni l’un ni l’autre, malgré des vidéos de bonne qualité, n’ont réussi à identifier les hommes présents dans le fast-food. Selon nos informations, le commissaire qui commandait cette unité a déjà été « sanctionné » : il postulait au poste de « conseiller police » auprès du président du tribunal de Paris. L’IGPN, consulté discrètement comme pour chaque nomination, a émis un « feu rouge ». Une sanction qui s’apparente surtout à une absence de promotion… ce qui n’est pas vraiment la même chose.

Source : Marianne

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