Police, gendarmerie et vagues de suicides

Ray-Forster-Police-tapeCC-BY-ND-2.0-Ray Forster-Police tape(CC BY-ND 2.0)

Ah, douce France ! Cher pays de mon enfance, bercée d’une insouciance peut-être un peu trop tendre et un peu trop persistante : s’il y existe encore des villages au clocher et maisons sages, on y trouve aussi des cités dortoirs explosives, des quartiers sensibles émotifs et des zones de non-droit civilité alternative. Si la France fut douce, elle l’est nettement moins actuellement…

Ce qui explique peut-être la grogne montante chez les forces de l’ordre qui, comme leur nom l’indique, sont au premier rang pour essayer de remettre un peu tout ça d’équerre, et y parviennent avec un taux de réussite qu’on qualifiera pudiquement d’améliorable.

Très concrètement et même si la presse en parle avec la pudeur de violette qui la caractérise lorsqu’il s’agit de prendre fait et cause pour la police ou la gendarmerie, le « malaise » continue de croître chez les professionnels de l’ordre public. Quelques actions, parfois syndicales, sont ainsi relayées dans l’un ou l’autre article.

Étonnamment, même si l’on trouve évidemment la complainte du manque de moyens maintenant traditionnelle pour tout service public, on se rend vite compte que ce n’est pas le principal souci évoqué par les individus concernés : hyper-bureaucratie, management d’un autre temps, clique de petits chefs, mentalité déplorable de la haute hiérarchie, interactions « rocailleuses » avec la Justice… Les raisons s’accumulent et ne pourront décidément pas toutes se résoudre avec une simple distribution d’argent des autres.

Ce qui se traduit d’ailleurs assez brutalement dans les rangs des forces de l’ordre par des suicides.

De façon presque prévisible, on parle même d’une vague de suicides  sans que toute la presse se déchaîne comme ce fut le cas entre 2008 et 2009 pour une trentaine de cas à France Telecom.

Les syndicats de l’opérateur sont peut-être plus efficaces à médiatiser les problèmes de leur entreprise, toujours est-il que, malgré des statistiques qui montraient à l’époque de façon claire que cette « vague » de suicides équivalait en réalité à un taux de suicide inférieur au standard constaté dans la population globale, la presse en avait largement fait ses choux gras et avait réussi à secouer toute la hiérarchie du géant télécom.

Pour la police et la gendarmerie, rassurez-vous : il n’en sera rien, quand bien même les statistiques montrent en revanche que le taux constaté est globalement le double des standards dans la population globale (et, de fait, double de ceux de France Télécom).

Au passage, notons que le problème touche tous les corps des forces de l’ordre, pas seulement ceux affectés aux points chauds de la République plus tout à fait une et plus franchement indivisible : même la garde républicaine se plaint de ses conditions de travail et de la pression morale et physique qu’elle subit. Et là encore, outre des éléments matériels qui manquent pour le bien-être de ces gendarmes, « il s’agit surtout d’un manque de repos et de considération pour les hommes et les femmes qui arment la CSHM » (Compagnie de sécurité de l’Hôtel de Matignon).

Cette ambiance délétère n’amène rien de bon. Le terme de « vague de suicides », employé il y a un an, montre surtout que le phénomène continue sans cesse depuis lors, et que chiffres et notules journalistiques s’entassent, mois après mois, au sujet de la police et de la gendarmerie :

En ce jeune mois d’octobre, un gendarme s’est déjà suicidé, un policier aussi.

En septembre, trois gendarmes en terminent brutalement avec leur service, dans le Cher, les Hauts-de-Seine et à la caserne de Luce.

En août, un autre gendarme se suicide.

En juillet, c’est un policier qui se fait sauter le caisson.

En juin, un peu des deux corps.

En mai, deux gendarmes en finissent.

En avril, un policier se suicide dans les locaux de l’Hôtel de police de la riante Créteil.

Six mois, des suicides à chacun d’eux, retrouvés sans aucune difficulté en faisant quelques vagues recherches. Ceux qui tiennent les comptes précis pourront certainement fournir une meilleure photographie de l’état des lieux, mais on sait déjà qu’elle ne sera pas bonne, que sur l’année écoulée (et les autres avant), le taux de suicides constaté dans ces deux corps de forces de l’ordre est autour du triple de la population française prise globalement et s’il était stable ou en baisse légère jusqu’en 2016, la tendance est bien à la hausse depuis.

La presse, qui se refuse (bizarrement ?) pour le moment à jouer le jeu des syndicats de la surenchère à la France-Télécom, n’hésite pas à parler de causes personnelles comme motivation principale de ces suicides. Pourtant, l’augmentation récente, les lettres et récriminations de plus en plus fréquentes des différents corps, et même la lettre testament d’un garde du corps de Muriel Penicaud ne laissent guère de doute sur les raisons de plus en plus professionnelles qui les poussent à la dernière extrémité.

Il faut avouer que le déploiement et l’utilisation des forces de l’ordre dans le pays sont pour le moins discutables : quand elles ne sont pas en embuscades routières ou à distribuer du PV pour défaut de vignette verte ou pollution aggravée, le pouvoir du moment les emploie à réprimer fermement des manifestations pourtant calmes ou, au contraire, à s’égailler dans la nature lorsqu’il s’agit de faire revenir l’ordre à la suite de manifestations ayant largement dérapé.

Quand la police ou la gendarmerie ne sont pas sur le terrain (ce qui arrive trop souvent), elles sont occupées à remplir une paperasserie de plus en plus démente sur des matériels vieillissants et rigologènes.

Ces éléments, déjà gênants en soi, ne sont malheureusement rien à côté des problèmes de fond : outre la difficulté pour ces corps d’obtenir une juste attribution des mérites alors que toute erreur de jugement, si minime soit-elle, sera très violemment réprimée, on lit de plus en plus souvent un véritable désaveu par la hiérarchie des efforts faits au jour le jour.

S’y ajoute, en plus du côté hyperbureaucratique déjà mentionné, les erreurs consternantes aboutissant par exemple à des remises en liberté de dangers publics évidents, pour des vices de procédures ridicules de la part du parquet ou d’autres intervenants extérieurs à la police ou la gendarmerie qui ruinent alors des mois ou des années de travail des équipes sur le terrain… Ce qui, on le comprend, peut amoindrir quelque peu la motivation de ces équipes.

En outre et comme noté ci-dessus, le comportement de la presse (qui façonne grandement l’opinion publique au sujet de ces institutions) n’est pas neutre : régulièrement très en dessous de ce qu’on peut attendre d’elle lorsqu’il s’agit de rapporter ces suicides (service minimal quand il existe), elle devient sur-performante lorsqu’il s’agit de traquer à charge ces officiers dès qu’une bavure peut être soupçonnée (la présomption de culpabilité pour les forces de l’ordre est semble-t-il un acquis journalistique républicain, ces forces étant par définition même en dehors du Camp du Bien).

Il y a enfin le comportement qu’on ne peut qualifier que d’ignoble de trop de politiciens à l’égard des forces de l’ordre, eux qui s’en servent régulièrement comme d’un outil d’ajustement de leurs politiques à la petite semaine en matière de sécurité, sans tenir compte des contingences matérielles, financière ou – plus gravement – humaines. Ces mêmes politiciens n’hésitent pas à s’en servir pour leurs propres lubies, flatter leurs egos (on a vu ce que ça pouvait donner avec l’affaire Benalla, du reste) – que voulez-vous, leur sécurité personnelle, ça compte. Celle des citoyens pourra attendre.

Le pompon est atteint lorsque les plus hautes instances de l’État se placent du côté des racailles, des repris de justice ou des condamnés plutôt que du côté de la Justice, des victimes et des gens honnêtes. La motivation manque alors logiquement à ceux régulièrement chargés de mettre leur vie en danger pour arrêter ces criminels.

Le constat est amer : les dérives en matière de gestion humaine, de dignité, de respect et d’exemplarité continuent dans la police et la gendarmerie. Tous les jours, la presse, les politiciens et la hiérarchie de ces institutions semblent faire assaut d’inventivité pour saboter leur travail pourtant essentiel au bon fonctionnement de l’État régalien. Or, l’Histoire nous a souvent montré qu’un État qui n’assure pas son devoir régalien est destiné à périr dans les affres de mouvements populistes.

Sans forces de l’ordre dignes, sans dignité pour les forces de l’ordre, ce pays est foutu.
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Source : Contrepoints.org

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