Violences policières : “Un palier a été franchi dans l’usage de la force par la police”
Depuis le début du mouvement des “Gilets jaunes”, on recense près de 100 blessés graves dus aux lanceurs de balles de défense et aux grenades explosives. Ce bilan est-il lourd pour un mouvement social en France ?
Jérémie Gauthier – En effet. Le comptage des blessés par Libération, la recension effectuée par le site “Désarmons-les !” [un collectif contre les violences d’Etat, ndlr] ou encore le travail du journaliste David Dufresne sur Twitter montrent l’étendue de la violence de la part de la police. Certes, cette violence est graduée, couvrant un spectre allant de l’insulte et la menace à des blessures graves. Mais ces dernières sont préoccupantes : le site “Désarmons-les !” recense 17 éborgnements, des mutilations, des mains arrachées, une personne qui a perdu l’audition et une personne décédée [une femme de 80 ans blessée dans son appartement par une grenade lacrymogène le 1er décembre à Marseille est décédée à l’hôpital le lendemain, ndlr]. On peut donc estimer à bon droit qu’au cours de ce mouvement, un palier a été franchi dans l’usage de la force par la police.
Quelles sont les manifestations concrètes de ce franchissement de palier ? L’usage de tirs tendus de Flash-Ball au visage en fait-il partie ?
L’usage répété des LBD40 en tirs tendus par des policiers est en effet documenté par de nombreux témoignages, j’en ai moi-même été témoin. Il pose vraiment question. L’exigence de proportionnalité est, rappelons-le, centrale dans la doctrine policière. Or ces tirs visent parfois des personnes qui ne semblent pas impliquer un danger imminent pour d’autres manifestants ni pour les forces de l’ordre elles-mêmes. Qui plus est, les contextes dans lesquels ces tirs sont effectués ne permettent pas d’assurer la précision du tir. D’où par exemple le cas de ce pompier gravement blessé à la tête et plongé dans le coma artificiel à Bordeaux le 12 janvier [vraisemblablement touché par un tir de Flash-Ball ou une grenade de la police, ndlr]. Enfin, ces armes sont parfois utilisées par des policiers qui ne sont pas des spécialistes du maintien de l’ordre, notamment par les Brigades anticriminalité (BAC), ce qui est franchement problématique.
Pourquoi les BAC sont-elles mobilisées dans ces manifestations ?
A la différence d’autres unités de maintien de l’ordre comme les CRS ou les gendarmes mobiles, les BAC sont des unités mobiles, en civil. Elles sont principalement utilisées à des fins d’interpellation, comme l’a révélé une note des services de la préfecture de police qui avait fuité avant le 8 décembre. Mais elles peuvent également intervenir en dehors des manifestations, en cas de pillage, quand les pilleurs sont à la fois mobiles et en effectifs limités.
Le secrétaire national de l’UNSA CRS s’est en effet plaint que des missions de maintien de l’ordre soient assignées à des personnels non-formés à cette tâche, comme les BAC, accusées d’abuser du Flash-Ball…
Les « baqueux » doivent en principe être habilités à utiliser ce type d’arme et ils sont censés avoir reçu une formation. Dans les faits, celle-ci se limitent bien souvent dans la police à quelques heures au cours d’une carrière. Une fois que l’habilitation est acquise, il n’y a pas de formation continue, et les agents de la BAC, qui sont pour la grande majorité des gardiens de la paix, ne sont pas des professionnels du maintien de l’ordre. Or il existe dans la police de fortes concurrences, voire des tensions entre les différents services. Les CRS voient donc parfois d’un mauvais œil la mobilisation de policiers qui ne sont pas spécialement formés pour le maintien de l’ordre.
Ce franchissement de palier dans l’usage de la force s’explique-t-il par un changement de la doctrine française du maintien de l’ordre, ou par la nature du mouvement auquel les policiers font face ?
Les deux sont évidemment liés. Mais ce qui me semble déterminant, c’est que l’emploi de techniques de plus en plus répressives s’est répandu depuis un certain temps. On a vu émerger cette tendance après les révoltes dans les banlieues en 2005, dans les quartiers populaires donc, puis elle s’est élargie aux mouvements sociaux contestataires à partir des années 2010 – je pense aux mouvements contre les lois travail, à Notre-Dame-des-Landes, Bure ou Sivens. L’usage des Flash-Ball et des grenades de désencerclement s’est à ces occasions généralisé. Il faut bien comprendre qu’il s’agit là aussi d’une spécificité française à l’échelle européenne. En Allemagne, ces armes ne sont pas utilisées en maintien de l’ordre, et très rarement en police de sécurité publique.
A l’échelle européenne, la France fait donc figure d’exception ?
Oui. La plupart des autres pays européens ont opéré un changement de doctrine du maintien de l’ordre, adossé à une stratégie de désescalade. L’action policière vise alors à éviter la confrontation physique et l’usage de la violence. On déploie pour ce faire des stratégies de communication avec les groupes mobilisés, en amont et pendant les manifestations. L’absence de recours aux lanceurs de balles de défense et aux grenades de désencerclement entre dans ce type de stratégie. La France suit une trajectoire inverse : il y a un recentrement sur les fonctions répressives de la police, ce qui a pour corollaire un élargissement de la “communauté d’expérience” des violences policières. Les groupes sociaux confrontés aux violences policières comprennent désormais non seulement des jeunes hommes des quartiers de banlieues, mais également, lors des conflits récents, des ouvriers, des syndicalistes, des militants de tous bords, des supporters de footballs, des lycéens, des étudiants ainsi que des journalistes. Les “gilets jaunes”, c’est-à-dire des protestataires souvent novices, issus des classes populaires et moyennes, viennent à leur tour grossir les rangs de cette communauté d’expérience.
Le gouvernement a peu de mots pour condamner ces violences policières. Christophe Castaner a même déclaré le 14 janvier qu’il n’avait “jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant”. N’y a-t-il pas un risque de rupture à persister ainsi dans le déni ?
Cela participe du principal problème posé par ce conflit. En tant que spécialiste des questions policières, j’hésite paradoxalement à parler encore de police dans ce contexte, car le problème est d’ordre politique. Le pouvoir semble chercher en effet une solution policière à un conflit qui demande, à mon sens, une solution politique. Il fait donc reposer sur la police la résolution du conflit, ce qui est extrêmement préoccupant et risqué en termes de violence. Les policiers eux-mêmes le ressentent. Certains syndicats et témoignages de policiers le disent. Le corollaire de cette stratégie, c’est le silence des représentants de l’État concernant les personnes blessées et mutilées depuis fin novembre : elles ne sont pas reconnues comme telles.
Le ministre de l’Intérieur estime que l’usage de la force par les policiers a toujours été “proportionné”. Au regard du nombre de blessés et de certaines vidéos, est-ce vraiment le cas ?
La vidéo n’est pas toujours d’un grand secours, parce qu’elle ne permet pas en général de saisir l’ensemble de la situation. Il est préférable d’observer le profil des personnes blessées : pour la grande majorité d’entre elles, il ne s’agit pas d’activistes organisés ni de personnes ayant commis des faits de violence au cours des mobilisations. Ainsi par exemple ce jeune homme de 15 ans qui sortait d’un magasin Go Sport à Strasbourg et qui a été blessé au visage. La liste des blessés publiée par “Désarmons-les !” permet de saisir la part prépondérante des jeunes et une large distribution géographique des faits, qui ne concernent pas seulement Paris.
La question de l’impunité supposée des policiers revient souvent dans le débat sur les violences policières. L’IGPN a été saisie de 67 dossiers par l’autorité judiciaire depuis le début du mouvement. Ce système de contrôle interne fonctionne-t-il ?
On peut en douter. Les travaux sociologiques sur le travail de l’IGPN, c’est-à-dire sur les sanctions dispensées en interne, montrent deux choses : les policiers sont certes un corps de fonctionnaires fréquemment sanctionné, mais les faits sanctionnés concernent avant tout des atteintes à l’institution : des policiers qui s’en prennent à d’autres policiers, qui ne respectent pas la hiérarchie ou les règles administratives, ou qui sont mêlés à des affaires de corruption. Les faits de violence commis à l’égard d’individus sont en revanche très peu sanctionnés, que ce soit en police du quotidien ou en maintien de l’ordre. Le paradoxe est que le poids politique à la police s’accroît quand un conflit social se durcit, puisque sa contribution à la gestion de ce conflit devient de plus en plus déterminante. Le rapport de force entre la police et l’État tend donc à pencher en faveur de la première. Une des contreparties à ce fort investissement policier dans un période de danger accru, sera donc sûrement le maintien à des niveaux faibles des sanctions contre les policiers impliqués dans des violences.
Comment voyez-vous les choses évoluer ?
C’est impossible à dire. Ce mouvement a eu pour origine des questions économiques : carburant, impôt et justice fiscale. Il témoigne également d’une crise de représentation. A bien des égards, on peut l’assimiler à une réaction contre la violence symbolique exercée par les catégories dominantes, notamment par l’État, sur les catégories populaires. Depuis quelques semaines, on peut observer une évolution : les « gilets jaunes » commencent à protester aussi, et de plus en plus, contre les violences physiques résultant de l’action policière. La contestation de la violence physique a ainsi rejoint celle de la violence symbolique.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Source : Les Inrocks
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