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Prenez le cas de «Mike», par exemple, qui m’a contacté après avoir lu un de mes articles sur le suicide dans Scientific American. Il s’agit d’un homme à tout faire de 49 ans, qui s’exprime bien et qui a fait de la prison pour infraction sexuelle. Depuis treize ans, il vivait seul dans la grange d’une ferme isolée de Nouvelle-Angleterre, où il échangeait le gîte et le couvert contre divers travaux. Un arrangement solitaire qui avait offert à Mike, un paria au grand cœur, une certaine utilité sociale et lui avait permis de contenir ses angoisses relatives à la fréquentation du monde. Mais aujourd’hui, après la mort de son vieux propriétaire et la vente de la ferme décidée par sa famille, Mike est sur le point de replonger dans une société impitoyable et d’en subir la cruauté.
«Je ne peux m’imaginer un moyen de vivre sans penser à ma fin imminente», m’a-t-il écrit.
«Parfois, il est vrai que le monde peut sembler rempli d’ennemis, lui ai-je répondu, mais lorsque vous acceptez de vous livrer entièrement, avec toute l’honnêteté et la fragilité que cela comporte, il n’est pas rare de trouver des gens qui vous surprennent par leur gentillesse et leur compassion […] C‘est une épreuve qui pourra vous rendre plus fort et peut-être même vous permettre de venir en aide à d’autres.»
J’étais sincère. Mais qui peut sérieusement dire que les angoisses mortelles de Mike, qui craint d’être ostracisé et cloué au pilori comme criminel sexuel, ne sont pas justifiées dans l’Amérique actuelle? Ce qui ne fait toujours pas du suicide une bonne option, et les façons d’appréhender sa situation sont nombreuses, reste que ses sentiments suicidaires sont très certainement compréhensibles, et même rationnels, vu le contexte social punitif auquel il est confronté.
Sauver des vies exige un changement de direction radical
En conceptualisant le suicide comme une action réservée aux malades mentaux, les personnes intelligentes –celles qui ont tout bien calculé et en ressortent avec des estimations défavorables à une vie tolérable– sont laissées sur le carreau. L’une des observations les plus frustrantes sur laquelle vous butez lorsque vous étudiez la prévention du suicide, c’est cette corrélation obstinément positive entre suicidalité et résistance aux traitements: plus une personne est suicidaire, moins elle a de chance de chercher de l’aide. De fait, près de 78% des suicidés niaient explicitement être suicidaires y compris dans leur ultime communication verbale. Ce qui révèle quelque chose de très, très pernicieux dans notre façon de gérer ce terrible problème.
Dans mon livre, je raconte l’histoire dévastatrice de Vic McLeod, une jeune femme brillante mais très perturbée qui s’est jetée d’un immeuble de dix étages en 2014. Elle avait 17 ans. Ce n’est que bien plus tard que ses parents allaient trouver un journal qu’elle avait tenu dans les mois précédant sa mort. Ses parents m’ont permis de le consulter. Une phrase –du libertarianisme logique dans toute sa splendeur– ne cesse depuis de me hanter. «Nous recevons tous une vie. Nous sommes censés la vivre. Pas moi. C’est aussi simple que cela.» (En réalité, ce n’était pas aussi simple, car de nombreux autres passages révèlent ses ambivalences quant à ses envies de mort.) «Je serai la fille malade. Malade dans sa tête, écrit Vic juste avant de se suicider. Je ne pense pas l’être. Je veux juste partir.»
Parfois, nous devons accepter l’absurdité de la vie pour survivre à notre propre santé mentale
Et donc, qu’est-ce que je suggère comme alternative au discours hautement médicalisé sur le suicide, celui qui continue à faire des envies suicidaires un révélateur indiscutable de folie? Peut-être qu’on réalise, et je parle ici autant des professionnels que du grand public, que les pensées suicidaires sont bien plus humaines et, dès lors, bien plus rationnelles, que ce qu’on a tendance à croire. Demander à quelqu’un s’il a déjà pensé au suicide est toujours mieux que d’éviter le sujet. Cela relève souvent d’une première intervention. Mais si la personne craint –légitimement– d’être vue comme malade mentale ou, pire, d’être hospitalisée de force pour ce qui sera perçu comme une pathologie, alors nous nous mettons le doigt dans l’œil si nous attendons d’elle une réponse honnête. Une réponse qui peut être terrible à entendre, mais je pense que sauver des vies exige un changement de direction radical. Une personne en souffrance doit pouvoir parler librement sans avoir l’impression que son interlocuteur est en train de soupeser cliniquement le moindre de ses mots.
De fait, pour beaucoup d’entre nous –et d’autant plus parmi les rationalistes– c’est l’idée que la vie est fondamentalement dénuée de sens, que le chaos est drôlement tangible et que nous ne sommes que de stupides créatures éphémères et imparfaites qui, ironiquement, nous offre le meilleur espoir contre le suicide. Car quelle autre option avons-nous? Parfois, nous devons accepter l’absurdité de la vie pour survivre à notre propre santé mentale. L’un des pièges les plus cruels de l’esprit suicidaire, c’est qu’il nous fait croire, au plus noir de nos heures les plus sombres, que les autres ne sont que des pantins unidimensionnels. Que la profondeur quasi illimitée des consciences qui nous entourent plie sous le poids de notre propre conscience, autocentrée jusqu’à l’intolérable. Une personne réellement suicidaire peut être serrée dans les bras d’un être cher et, quand même, avoir l’impression que mille océans les séparent. Sauf que cette bulle d’égoïsme peut, aussi, être crevée de la manière la plus inattendue qui soit.
Un jour, alors que j’avais à peine 20 ans, je me suis retrouvé dans un supermarché bondé. Le monde autour de moi était en train de disparaître. Je me sentais perdu, déprimé, accablé par un drame que j’ai depuis longtemps oublié. L’imminence était là: il fallait que je meure. Et puis, alors que je fixais les rayonnages dans un état de sidération certain, j’ai senti une main à la fois ferme et bienveillante se poser sur mon avant-bras. J’ai tourné la tête et j’ai vu un petit vieux penché sur son caddie. «Sors une minute de toi-même et laisse-moi passer!», m’a-t-il dit en souriant. C’est une belle philosophie. Aujourd’hui encore, parfois éperdument, je fais tout mon possible pour la mettre en pratique.
Source : Slate.fr
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