Souhaiter mourir ne relève pas nécessairement de la maladie mentale

Nous parlons trop du suicide comme d’un effet secondaire et passager d’une pathologie mentale. Admettre la complexité de la réalité serait rendre service aux personnes en souffrance.

Lorsqu'on arrive à survivre à l'atrocité de la tempête, il n'est pas rare que le calme soit revenu dès le lendemain. | Glenn Carstens-Peters via Unsplash
Lorsqu’on arrive à survivre à l’atrocité de la tempête, il n’est pas rare que le calme soit revenu dès le lendemain. | Glenn Carstens-Peters via Unsplash

«Le suicide, dit une formule célèbre, est une solution permanente à un problème temporaire.» Son origine est obscure, mais internet en attribue la paternité à Phil Donahue, animateur télé américain des années 1980 (j’allais écrire «c’est un comble», et puis je me suis dit qu’il n’y avait aucune raison qu’une phrase aussi profonde ne soit pas sortie de la bouche de ce sympathique scrogneugneu).

Dans tous les cas, la formule est habile et pas totalement fausse. Je comprends parfaitement qu’elle soit passée à la postérité. Souvent, c’est une focalisation myope sur le présent, accompagnée d’une montée soudaine d’émotions négatives, qui donne un tragique coup d’accélérateur à une impulsion passagère. Et lorsqu’on arrive à survivre à l’atrocité de la tempête, il n’est pas rare que le calme soit revenu dès le lendemain.

Tel est globalement le récit dominant sur le suicide et les risques suicidaires –un message camouflé dans une admonestation permanente à «simplement demander de l’aide» si vous avez ce genre d’idées noires, et quelqu’un viendra vous aider à reprendre pied. Ce qui pose problème avec cette conjecture, c’est cette réalité évidente: certains problèmes sont permanents, si vous voulez tout savoir. Il est possible, avec la bonne thérapie ou les bons médicaments, de changer de point de vue sur ses problèmes et faire en sorte qu’ils ne nous poussent plus continuellement au bord de l’abîme. Mais tous les problèmes ne disparaissent pas avec le temps et certains, même, s’aggravent. Admettre ce fait existentiel n’a rien d’irrationnel, sauf qu’il est toujours extrêmement difficile d’en parler.

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Trop se focaliser sur des modèles pathologiques est une erreur

Qu’on me comprenne bien. Je ne suis pas en train de nier le fait que les personnes suicidaires sont particulièrement promptes aux mauvaises décisions. En réalité, la suicidalité sévère –l’impression qu’il faut mourir tout de suite– relève effectivement d’un état de conscience modifiée. Des chercheurs ont identifié des biais cognitifs spécifiques associés à cet état mental, comme une perception temporelle ralentie à l’extrême (le temps «s’écoule lourdement», dit ainsi une femme ayant tenté de se suicider) et une flambée d’égocentrisme (la personne suicidaire n’est pas délibérément «égoïste», mais ses capacités de relativisation sont altérées et elle n’arrive absolument pas à saisir la douleur catastrophique que sa mort pourrait causer à autrui).

Ce qui ne veut pas non plus dire que tous les suicides sont fondamentalement irrationnels, ni même symptomatiques d’une maladie mentale. S’il est vrai que beaucoup des morts par suicide avaient des pathologies sous-jacentes, et notamment des troubles de l’humeur comme un trouble bipolaire, la maladie mentale comme explication fourre-tout a ses limites. Le chiffre souvent cité des 90% de suicides attribuables à une maladie mentale est en réalité douteux: il est principalement tiré d’analyses post-mortem (des «autopsies psychologiques») où le biais rétrospectif fonctionne à plein régime. Lorsque des médecins ont à se prononcer sur les dossiers médicaux de personnes suicidées sans savoir qu’elles ont mis fin à leurs jours, un diagnostic de maladie mentale est bien moins fréquent.

Se tuer semble réservé à des anomalies psychiatriques, des individus exotiques et profondément perturbés

Ce qui n’empêche pas, dans le discours courant, d’associer inextricablement le suicide à des défaillances psychologiques, notamment parce que le concept de suicide est profondément dérangeant pour celles et ceux qui n’en ont pas fait l’expérience, et aussi parce qu’une rhétorique médicale nous fait croire que nous avons la main sur ces problèmes. À mon sens, trop se focaliser sur des modèles pathologiques est une erreur, et ce pour plusieurs raisons. Déjà, parce que le lexique de la maladie mentale est si chargé qu’il se révèle aliénant pour le commun des mortels, qui ne se sent dès lors pas concerné par cette conversation. Qu’importe que le diagnostic soit techniquement correct, combien sommes-nous à souffrir d’anxiété ou de dépression périodique et à nous considérer comme malades mentaux?

Partant, beaucoup de gens ne vont pas s’identifier comme suicidaires, à part quand il est déjà trop tard, car se tuer semble réservé à des anomalies psychiatriques, des individus exotiques et profondément perturbés. Les mentions, obligatoires dans la presse américaine, des sites et des numéros à appeler en cas de crise suicidaire fleurissant dans les médias à chaque suicide de célébrité? «C’est fait pour des gens ayant de vrais problèmes mentaux», se dit le suicidaire rationaliste. «Moi? Je suis bien trop sain d’esprit!». Sauf que la question déborde, et de loin, de soucis lexicaux, car les personnes à risque échappent ici à une conversation dont l’importance leur est réellement vitale.

Les personnes qui me racontent leurs histoires ne sont pas malades

Depuis l’année dernière, grosso modo, tandis que je travaillais sur un livre sur la suicidalité, j’ai reçu beaucoup de messages des plus poignants écrits par des gens justifiant très méticuleusement leur envie de suicide. Comme s’ils me disaient «voilà, j’ai tout bien calculé et corrigez-moi si je me trompe, mais en quoi me tuer ne serait pas une décision sensée au vu de toutes ces variables?».

C’est facile, en théorie, de dire que tous les suicides devraient être évités, et en tant qu’individu qui s’honore de sa capacité empathique, c’est aussi ma première réaction (la seconde: les orienter vers des hotlines adaptées). Mais en tant que scientifique dont le travail repose sur la pensée logique, ce qui me frappe souvent dans ces histoires, c’est que les personnes qui me les racontent ne sont à l’évidence pas du tout malades de la tête. Au contraire, c’est même souvent tout à fait l’inverse: elles regardent des situations inextricables d’un œil parfaitement rationnel. Dans leur cas, c’est de ne pas envisager le suicide qui serait de «la folie».

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Prenez le cas de «Mike», par exemple, qui m’a contacté après avoir lu un de mes articles sur le suicide dans Scientific American. Il s’agit d’un homme à tout faire de 49 ans, qui s’exprime bien et qui a fait de la prison pour infraction sexuelle. Depuis treize ans, il vivait seul dans la grange d’une ferme isolée de Nouvelle-Angleterre, où il échangeait le gîte et le couvert contre divers travaux. Un arrangement solitaire qui avait offert à Mike, un paria au grand cœur, une certaine utilité sociale et lui avait permis de contenir ses angoisses relatives à la fréquentation du monde. Mais aujourd’hui, après la mort de son vieux propriétaire et la vente de la ferme décidée par sa famille, Mike est sur le point de replonger dans une société impitoyable et d’en subir la cruauté.

«Je ne peux m’imaginer un moyen de vivre sans penser à ma fin imminente», m’a-t-il écrit.

«Parfois, il est vrai que le monde peut sembler rempli d’ennemis, lui ai-je répondu, mais lorsque vous acceptez de vous livrer entièrement, avec toute l’honnêteté et la fragilité que cela comporte, il n’est pas rare de trouver des gens qui vous surprennent par leur gentillesse et leur compassion […] C‘est une épreuve qui pourra vous rendre plus fort et peut-être même vous permettre de venir en aide à d’autres.»

J’étais sincère. Mais qui peut sérieusement dire que les angoisses mortelles de Mike, qui craint d’être ostracisé et cloué au pilori comme criminel sexuel, ne sont pas justifiées dans l’Amérique actuelle? Ce qui ne fait toujours pas du suicide une bonne option, et les façons d’appréhender sa situation sont nombreuses, reste que ses sentiments suicidaires sont très certainement compréhensibles, et même rationnels, vu le contexte social punitif auquel il est confronté.

Sauver des vies exige un changement de direction radical

En conceptualisant le suicide comme une action réservée aux malades mentaux, les personnes intelligentes –celles qui ont tout bien calculé et en ressortent avec des estimations défavorables à une vie tolérable– sont laissées sur le carreau. L’une des observations les plus frustrantes sur laquelle vous butez lorsque vous étudiez la prévention du suicide, c’est cette corrélation obstinément positive entre suicidalité et résistance aux traitements: plus une personne est suicidaire, moins elle a de chance de chercher de l’aide. De fait, près de 78% des suicidés niaient explicitement être suicidaires y compris dans leur ultime communication verbale. Ce qui révèle quelque chose de très, très pernicieux dans notre façon de gérer ce terrible problème.

Dans mon livre, je raconte l’histoire dévastatrice de Vic McLeod, une jeune femme brillante mais très perturbée qui s’est jetée d’un immeuble de dix étages en 2014. Elle avait 17 ans. Ce n’est que bien plus tard que ses parents allaient trouver un journal qu’elle avait tenu dans les mois précédant sa mort. Ses parents m’ont permis de le consulter. Une phrase –du libertarianisme logique dans toute sa splendeur– ne cesse depuis de me hanter. «Nous recevons tous une vie. Nous sommes censés la vivre. Pas moi. C’est aussi simple que cela.» (En réalité, ce n’était pas aussi simple, car de nombreux autres passages révèlent ses ambivalences quant à ses envies de mort.) «Je serai la fille malade. Malade dans sa tête, écrit Vic juste avant de se suicider. Je ne pense pas l’être. Je veux juste partir.»

Parfois, nous devons accepter l’absurdité de la vie pour survivre à notre propre santé mentale

Et donc, qu’est-ce que je suggère comme alternative au discours hautement médicalisé sur le suicide, celui qui continue à faire des envies suicidaires un révélateur indiscutable de folie? Peut-être qu’on réalise, et je parle ici autant des professionnels que du grand public, que les pensées suicidaires sont bien plus humaines et, dès lors, bien plus rationnelles, que ce qu’on a tendance à croire. Demander à quelqu’un s’il a déjà pensé au suicide est toujours mieux que d’éviter le sujet. Cela relève souvent d’une première intervention. Mais si la personne craint –légitimement– d’être vue comme malade mentale ou, pire, d’être hospitalisée de force pour ce qui sera perçu comme une pathologie, alors nous nous mettons le doigt dans l’œil si nous attendons d’elle une réponse honnête. Une réponse qui peut être terrible à entendre, mais je pense que sauver des vies exige un changement de direction radical. Une personne en souffrance doit pouvoir parler librement sans avoir l’impression que son interlocuteur est en train de soupeser cliniquement le moindre de ses mots.

De fait, pour beaucoup d’entre nous –et d’autant plus parmi les rationalistes– c’est l’idée que la vie est fondamentalement dénuée de sens, que le chaos est drôlement tangible et que nous ne sommes que de stupides créatures éphémères et imparfaites qui, ironiquement, nous offre le meilleur espoir contre le suicide. Car quelle autre option avons-nous? Parfois, nous devons accepter l’absurdité de la vie pour survivre à notre propre santé mentale. L’un des pièges les plus cruels de l’esprit suicidaire, c’est qu’il nous fait croire, au plus noir de nos heures les plus sombres, que les autres ne sont que des pantins unidimensionnels. Que la profondeur quasi illimitée des consciences qui nous entourent plie sous le poids de notre propre conscience, autocentrée jusqu’à l’intolérable. Une personne réellement suicidaire peut être serrée dans les bras d’un être cher et, quand même, avoir l’impression que mille océans les séparent. Sauf que cette bulle d’égoïsme peut, aussi, être crevée de la manière la plus inattendue qui soit.

Un jour, alors que j’avais à peine 20 ans, je me suis retrouvé dans un supermarché bondé. Le monde autour de moi était en train de disparaître. Je me sentais perdu, déprimé, accablé par un drame que j’ai depuis longtemps oublié. L’imminence était là: il fallait que je meure. Et puis, alors que je fixais les rayonnages dans un état de sidération certain, j’ai senti une main à la fois ferme et bienveillante se poser sur mon avant-bras. J’ai tourné la tête et j’ai vu un petit vieux penché sur son caddie. «Sors une minute de toi-même et laisse-moi passer!», m’a-t-il dit en souriant. C’est une belle philosophie. Aujourd’hui encore, parfois éperdument, je fais tout mon possible pour la mettre en pratique.

Source : Slate.fr

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