Richard Lizurey : «Moi, je ne fixe aucun objectif chiffré» à la gendarmerie

1225849-prodlibe-2019-0732Richard Lizurey, au ministère de l’Intérieur à Paris, le 31 mai. Photo Martin Colombet pour Libération

Interview

Ancien conseiller de Brice Hortefeux et Claude Guéant, le général et patron de la gendarmerie prend ses distances avec la politique du chiffre des années Sarkozy, prêche pour un retour à un travail de proximité et invite à la prudence en matière de violences policières.

Affable et détendu, Richard Lizurey, la soixantaine sportive, reçoit dans son grand bureau attenant au ministère de l’Intérieur. Au mur, des armes de collection toisent l’un des plus vieux drapeaux de l’institution militaire. Un univers feutré que le général connaît parfaitement, lui qui, par le passé, a été conseiller de Brice Hortefeux et Claude Guéant. Nommé par Bernard Cazeneuve à la tête de la gendarmerie en 2016 après le départ de Denis Favier, Richard Lizurey prêche pour un retour aux fondamentaux, ceux de l’efficacité et de la proximité, dix ans après que le placement de ses troupes sous la tutelle de la place Beauvau.

Quel est votre bilan, après dix ans, du rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur ?

L’objectif était de créer des rapprochements avec la police. On travaillait déjà ensemble mais dans des ministères différents. Pendant les premières années, il était essentiel de réfléchir ensemble à la manière de concevoir les missions : renseignement, police judiciaire, police administrative… On a notamment créé la direction de la coopération internationale, un service dédié aux technologies et à l’information, un service des achats et de la logistique. Tout ça, au début c’était un peu délicat, maintenant on se connaît mieux. Ça ne veut pas dire qu’on est d’accord sur tout mais on sait gérer, partager, travailler aussi sur nos différences. Il a fallu dépasser la crainte de se dissoudre et de se transformer en policiers. Chacun doit être reconnu dans sa spécificité. On a toujours des zones de compétences très différentes, la police nationale est présente dans les grandes villes et nous plutôt sur le reste, ce qui représente 95 % du territoire.

Certes, mais la mutualisation entre les deux forces de sécurité est-elle suffisamment aboutie ? La Cour des comptes a relevé à plusieurs reprises les efforts à mener en la matière pour réaliser des économies budgétaires…

La mutualisation n’est pas un objectif, c’est un moyen. Elle a du sens si ce qui en résulte marche mieux et coûte moins cher. Par exemple, pour la police scientifique, il y a des pistes sur lesquelles on travaille sur la manière de regrouper les expertises réalisées dans un département, dans une maison ou dans une autre. Mais il y a aussi une grande partie qui est complémentaire. On fait beaucoup appel aux laboratoires privés, ce qui démontre qu’on n’est pas vraiment surdimensionnés en la matière.

La réforme de la police de sécurité du quotidien (PSQ) voulue par Macron portait l’ambition d’une plus grande proximité avec la population. Comment la gendarmerie y participe-t-elle ?

C’est un axe stratégique fort. La gendarmerie a mis en place depuis 2016 des unités de contact, qu’on a développé dans le cadre de la réforme de la PSQ. Il faut que le gendarme aille voir les gens, retourne sur le terrain. Il faut le libérer de toutes les tâches annexes, de ce qui le maintient à la caserne. On a 250 unités de contacts dans différentes structures et une quarantaine de brigades dédiées. C’est aussi une logique de décentralisation, ce n’est pas à la direction générale de décider de l’organisation locale. Il faut offrir à cet échelon de proximité de la liberté et le droit de se tromper. On va aussi expérimenter dans quelques semaines la prise de rendez-vous en ligne comme on le fait déjà pour son médecin ou son conseiller bancaire. Par ailleurs, les gendarmes sont à la disposition des usagers, sur Internet avec la brigade numérique. Tout ça contribue à la proximité.

La formation a-t-elle suffisamment été prise en compte dans le cadre de cette réforme ?

Elle a changé et elle va continuer à changer. Depuis 2016, on a inclus un module «contact» de 90 heures dans la formation initiale. On réapprend un certain nombre de bases au gendarme, comme le fait d’aller se présenter aux élus, quand il arrive dans sa circonscription, et aller voir la population au quotidien. Ça a l’air très simple mais tout le monde ne le fait pas.

Quand on vous écoute, on a l’impression que la gendarmerie revient à des fondamentaux…

Absolument. On a longtemps oublié que le cœur de notre métier, c’est la relation humaine. Ces dernières années, on a industrialisé des «process» techniques, on a rationalisé, on a posé des équations, on a fait des grands tableaux pour créer des schémas d’action nationale, mais la vocation du policier et du gendarme c’est d’être là quand les citoyens ont besoin d’eux. D’être disponible, de prendre du temps pour discuter. Pour des raisons X ou Y, on a perdu ces bases posées par nos grands anciens. Dans les années 90 par exemple, on a créé les centres opérationnels. Or, le citoyen qui est dans son village, quand il appelle sa brigade, c’est quelqu’un qui est loin, au chef-lieu de préfecture, qui lui répond ! Certes, ça permet une centralisation, techniquement nous sommes meilleurs, mais humainement on a perdu. Les forces de l’ordre sont jugées aujourd’hui sur leur vitesse à intervenir, ce qui est nécessaire. Mais ensuite, il est important de rester sur place une fois l’opération terminée, pour discuter, rassurer, expliquer notre métier, et éventuellement recueillir de l’information pour anticiper. Cette demi-heure est primordiale pour aller au-delà de la simple productivité.

La politique du chiffre, mantra des années Sarkozy, est donc définitivement derrière vous ?

Oui, je pense qu’elle a vécu. Moi en tout cas, je ne fixe aucun objectif chiffré. En revanche, je revendique un objectif de qualité de service. Et c’est ça qui est important.

Depuis six mois, le Président, le ministre de l’Intérieur et plus largement le gouvernement refusent l’emploi du terme de «violences policières» dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Pour vous non plus ça n’existe pas ?

Je préfère le terme de «violences illégitimes». Dans le cadre du maintien de l’ordre, les forces engagées répondent à une agression. Elles ont donc une légitimité à intervenir. Pour mener à bien cette mission, elles peuvent utiliser la force, dans un cadre réglementaire. Après, on peut discuter de la légitimité de la violence dans tel ou tel cas, mais c’est à la justice de le dire. Un certain nombre d’enquêtes sont en cours à ce sujet, et une inspection générale (IGGN) existe pour mener les investigations nécessaires. Si des violences illégitimes ont été commises, si des gendarmes sont sortis des clous, ils doivent bien sûr être sanctionnés et c’est le rôle d’un chef que d’y veiller.

L’action des forces de sécurité n’avait jamais été documentée comme ça. D’innombrables vidéos amateures, mises en ligne sur les réseaux sociaux, sont ­révélatrices de dérives dans l’usage de la force…

C’est vrai qu’avec les médias sociaux, le premier réflexe des citoyens lors d’un incident est de prendre leurs appareils pour filmer. C’est un élément nouveau, qui réduit le temps d’analyse. Avant, lorsqu’il y avait un incident, on attendait le compte rendu, on accédait aux éléments explicatifs avant que les choses ne sortent. Aujourd’hui, les faits sortent tellement vite, que nous sommes au mieux informés en même temps, et il est très difficile d’expliquer et de déterminer les responsabilités à chaud. En plus, il y a une asymétrie de traitement, avec désormais des a priori systématiquement négatifs. Le cumul de l’immédiateté et de l’inversion de la présomption d’innocence est problématique.

Et quand le colonel Di Meo, haut responsable de la gendarmerie, dit dans un documentaire diffusé il y a peu sur BFM, que les scènes filmées le 1er décembre dans un Burger King à Paris caractérisent bel et bien des violences policières, que dites-vous ? Beaucoup d’autres séquences attestent de faits similaires, mais au-delà de chaque cas, ne reconnaissez-vous pas qu’il existe un problème systémique ?

Je reviens à ce que je disais à l’instant ! L’image, la vidéo, quand bien même elle dure trois minutes, c’est un instant. Or, c’est le film complet qu’il faut regarder. En tant que responsable, on est souvent, comme vous le faites avec moi, sommé de se prononcer sur la seule image. Mais les situations sont beaucoup plus complexes que cela. Qu’est-ce qui précède l’image ? Qu’est ce qui s’organise autour ? Quels ordres ont été donnés ? Sans ces éléments, vous ne pouvez pas juger sérieusement. Jamais je ne prendrai position ainsi. Car une image, c’est un point de vue. La vérité est à 360 degrés. Le colonel Di Meo a exprimé un avis personnel.

A Paris, 172 enquêtes pour des soupçons de violences illégitimes ont été confiées à l’Inspection générale de la police ­nationale (IGPN), contre 3 à l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Comment expliquez-vous cette énorme différence ?

Je ne peux me prononcer que sur les saisines de l’IGGN, qui sont au nombre de 5, 3 à Paris et 2 en province. A cela, il faut ajouter 41 signalements pour des comportements dénoncés par des citoyens. Tous sont pris en compte. Quant à savoir ce qu’il se passe côté police, je n’en sais rien, et je pense qu’il faut être extrêmement prudent sur les comparaisons. Plus que le nombre de saisines, c’est le résultat judiciaire qui sera réellement déterminant.

Au-delà des saisines, on peut comparer le nombre de tirs de LBD 40 sur les six derniers mois, arme fréquemment mise en cause pour les blessures les plus graves. Les policiers ont tiré dix fois plus que les gendarmes. Comment l’expliquer ?

Il faudrait étudier la manière dont les tirs ont été effectués, encore une fois, c’est très compliqué. Il y a des forces mobiles, CRS et escadrons de gendarmes, qui sont formées pour l’utiliser. Et il y a des forces qui n’ont pas reçu de formation. A mon avis, c’est de ce côté-là qu’il faut chercher. Ce n’est pas une question de police ou gendarmerie selon moi. Après nous, nous exigeons une doctrine d’emploi très strict : le tireur a systématiquement derrière lui un superviseur.

Vous évoquiez précédemment l’impératif de qualité du service rendu à la population, notamment sur le fait de rendre des comptes. Pourquoi la gendarmerie ne produit-elle pas, comme le fait la police, un bilan annuel de son activité ?

On y réfléchit.

Il sera bientôt possible de connaître le temps d’attente moyen dans chaque brigade, mais on ne connaît pas le nombre de tirs effectués chaque année, le nombre de blessés et de tués dans des opérations de gendarmerie, c’est un paradoxe difficilement tenable…

Je reconnais que nous avons un sujet là dessus. On travaille en ce moment à la fiabilisation de nos chiffres. Qu’est-ce qu’on nous remonte, qu’est-ce qu’on compte, comment et pourquoi ? Nous devons bien réfléchir aux données que l’on publiera, car elles seront inévitablement comparées avec celles de la police. Ce travail est presque terminé.

Source : Libération

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