Réforme des retraites : «La colère des avocats n’est plus contrôlable»

À la veille d’une manifestation qui s’annonce historique, Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des Barreaux, explique pourquoi la profession est opposée à la réforme.

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Un cortège inédit de robes noires devrait défiler à Paris ce lundi à partir de 13 heures, de la place de la Bastille à celle de la Madeleine. En grève depuis plus de cinq semaines, les avocats (ils sont 70 000 en France) protestent contre la suppression de leur régime autonome prévu dans l’actuel projet de loi sur la réforme des retraites.

La mobilisation de cette profession prend une tournure historique : depuis que les avocats se sont lancés dans la bataille début janvier, ils emploient les grands moyens. Demandes de renvoi des dossiers, défense massive (plusieurs avocats, parfois une dizaine, plaident sur un seul dossier), dépôts non moins massifs de demandes de remise en liberté de prévenus, des actions qui commencent à paralyser de nombreux tribunaux.

La lutte est aussi symbolique : on ne compte plus les manifestations lors des vœux de rentrée dans les juridictions, les jets de robes noires ou de Code Pénal, et les clips de chants et danses partagés sur les réseaux sociaux. Le haka du barreau de Bobigny (Seine-Saint-Denis), la reprise de la chanson d’Adèle « Balance ton quoi », transformée en « Balance ta robe » par les jeunes avocats de Valenciennes (Nord) ou les fumigènes des avocats de Paris sous les fenêtres de Nicole Belloubet, la ministre de la Justice, traduisent une contestation profonde.

Christiane Féral-Shuhl, présidente de la Confédération nationale des barreaux (CNB), qui représente les Ordres de la profession, les syndicats et les associations, détaille les raisons de cette colère.

Comment les avocats en sont-ils arrivés à ces cinq semaines de grève historiques ?

CHRISTIANE FÉRAL-SCHUHL. Pour comprendre, il faut reprendre en amont le déroulé des « concertations ». Lors des rencontres qui ont eu lieu avec Delevoye l’an passé, nos représentants revenaient des réunions en disant : Il ne nous écoute pas. Puis le rapport sur les retraites est sorti en juillet, et nous sommes immédiatement montés au créneau. Très vite, cela a viré au dialogue de sourd. On nous disait : Vous refusez car vous n’avez pas compris, ou encore, vous êtes de mauvaise foi. En août, le Collectif SOS retraite a réuni les professions libérales – qui ont toutes un régime autonome – et la première manifestation a eu lieu en septembre. Le lendemain, les échanges ont repris avec la garde des Sceaux et Delevoye qui ne cessaient de répéter : On a décidé que vous serez dans le régime universel, dites-nous ce que vous y voulez. La situation était ubuesque, ces réunions ont conduit à un blocage. À partir d’octobre, cela a été le silence. Nous avons écrit en décembre une lettre ouverte, restée sans réponse. Une deuxième lettre le 2 janvier dans laquelle nous annoncions notre grève, ce qui est inhabituel chez les avocats. Les rendez-vous ont certes repris, mais sans résultat. Nous avions une rencontre à Matignon ce dimanche, elle a été annulée et reportée à mardi.

Quel est le cœur du problème qui vous amène à refuser cette réforme ?

Notre statut est libéral, ce n’est ni celui des fonctionnaires, ni celui des salariés. Nous n’avons ni de garantie d’emploi, ni de protection sociale. Nous finançons 100 % de nos cotisations. Il n’y a pas de pied d’égalité possible avec les autres régimes, ce serait comme mélanger des choux et des carottes. Cette construction existe depuis plus de 70 ans et elle fonctionne très bien. Nous avons pris, année après année, des mesures contraignantes de bonne gestion, comme les autres caisses autonomes, et cela nous permet non seulement d’avoir des réserves pour le long terme, mais de reverser au titre de la solidarité 100 millions d’euros chaque année à la collectivité. 1,7 milliard sur les 30 dernières années a été ainsi reversé. Pourquoi jeter à la poubelle ce système qui fonctionne ?

Que vous oppose le gouvernement ?

Que notre profession va disparaître, entre autres, sous l’effet de l’intelligence artificielle (IA) qui va la bouleverser. Bien sûr que toutes les professions vont être modifiées par l’IA, mais il y aura toujours besoin d’avocats, la justice ne se rend pas avec des logiciels ! Soyons sérieux, le danger vient de cette réforme. La tranche des plus faibles revenus des avocats, celle de 0 à 41 000 euros, sera impactée par un doublement de ses cotisations, lesquelles bondiraient de 14 à 28,2 %. Les avocats sont clairement menacés dans leur survie, et c’est aussi l’accès des justiciables au droit qui en souffrira. Ce qui ajoute à notre énervement, ce sont également les paroles fausses : Les avocats auront de meilleures pensions, entend-on. Nous réfutons ces propos, car pour avoir 20 % de pension supplémentaire, calcul contesté au demeurant, il nous faudrait augmenter les cotisations de 55 % !

Pensez-vous que ce sont les avocats, en tant que profession, qui sont attaqués ?

Non, ce sont tous les libéraux. Il y a des visées sur les réserves de tous les régimes autonomes. Les nôtres se chiffrent à 2 milliards. La conférence de financement a déjà dit qu’il faudrait se servir dans ces réserves. Cela est vécu par les avocats comme une expropriation, une sorte de nationalisation. Ce qui nous gêne le plus est que ce système qui a fait ses preuves serait démoli pour des mécanismes précaires. On tente de nous donner des garanties, mais demain une loi de finances peut tout détricoter.

Comment voyez-vous les jours d’après la manifestation ?

Il faut cesser ces attaques mortifères contre les avocats. Ils sont à la fois désespérés et en colère. Il faut mesurer que 100 % des barreaux ont fait plus de cinq semaines de grève. C’est du jamais-vu ! Nous espérons réussir à faire comprendre qu’avant de pénaliser les avocats, il faudrait d’abord attendre une évaluation de cette loi, procéder peut-être par strates. Car une fois tout détruit, il n’y aura plus de retour en arrière possible. Rien n’oblige à avancer à marche forcée. La colère des avocats n’est plus contrôlable. Il n’y a plus de confiance, il y a rupture.

Comment les professionnels du droit que vous représentez analysent l’avis sévère du Conseil d’Etat qui parle « d’insécurité juridique » ?
Cet avis du Conseil d’Etat change clairement la donne. Il confirme ce que les avocats disent depuis des mois! Il justifie une pause et oblige à la réflexion. Ce ne serait pas une erreur pour le gouvernement de surseoir, ce serait du bon sens. Car il n’y a aujourd’hui aucune garantie que le système proposé fonctionne. Nous voyons d’ailleurs bien que le malaise est partout, même chez certains députés LREM.
Est-ce que la nouvelle réforme de la justice, entrée en vigueur le 1er janvier, contribue à la révolte actuelle ?

Oui, sans aucun doute. Lors de ce chantier lancé au début de la mandature, le gouvernement avait mis sur la table 150 propositions. Sollicités, nous étions d’accord avec 80 % d’entre elles, et opposés ou demandeurs de discussions pour les 20 % restant. Quelle n’a pas été notre surprise de découvrir que le texte de loi était au final concentré sur ces 20 % ! J’observe que nous n’avions déjà pas été écoutés sur des sujets où nous sommes très légitimes. Or, certaines dispositions de cette loi ont ensuite été censurées par le Conseil constitutionnel.

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