Quelle est la véritable portée du LBD 40?

Le réalisateur de documentaires Florent Marcie, habitué des zones de guerres (Tchétchénie, Bosnie, Afghanistan, Libye, Tchad, Irak, Syrie…), a été touché de retour de Raqqa au visage par un flashball tandis qu’il filmait les gilets jaunes devant le Musée d’Orsay, se faisant blesser pour la première fois de sa carrière. Il nous a confié ce texte sur la dangerosité du LBD 40, et le sens de son usage en démocratie.  

Samedi 5 janvier, 17h11, devant le musée d’Orsay. Acte VIII des gilets jaunes. Un homme s’écroule sur la chaussée, frappé à la tempe par un tir de flash-ball. Je m’approche pour le filmer. À mon tour, je suis frappé au visage. La blessure, sous l’œil, est profonde jusqu’à l’os. Des manifestants crient, paniqués.

Je m’en sortirai avec deux petites fractures orbite/maxillaire et quelques points de suture. D’autres n’ont pas eu cette chance. Ils ont été éborgnés, édentés, ont eu la jambe cassée. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les blessés se comptent par dizaines.

capture-d-e-cran-2019-01-10-a-21-16-03© Stéphane Burlot

Documentariste familier des terrains de guerre – mes premières images datent de la révolution roumaine en décembre 89 – , je ne suis pas une victime. La blessure fait partie de l’équation. Je ne porterai pas plainte, mais ne peux m’empêcher de penser aux autres, ceux d’hier et de demain.

Sur les Champs-Elysées, je me souviens d’avoir filmé une femme au sol, le visage ensanglanté. Ou un homme inconscient, évacué de l’avenue par quatre personnes jusque dans l’ambulance, comme dans une scène de guerre. Selon moi, aucun de ces tirs au visage n’était justifié par la légitime défense.

Armés de leur étrange fusil, les tireurs, parfois habillés en civil, se tiennent aux côtés des CRS. Ils prennent leur temps pour ajuster leur cible. Qui sont-ils donc ces tireurs consciencieux ? Sur les Champs-Elysées, on m’apprend que certains d‘entre eux font partie de la BAC, la Brigade Anti Criminalité, très active en banlieue.

Étonnamment, lorsque les CRS lancent des grenades lacrymogènes, ils préviennent souvent les manifestants par haut-parleur : « on va faire usage de gaz lacrymogènes, dispersez-vous ! ». Pour les flash-balls, rien de tel. Les tirs fusent sans sommation.

Mais que sont, au juste, ces « flash-balls » ? Quelle est leur portée ? Leur dangerosité ? Quelles sont les instructions des tireurs ? Que dit la loi ? Je n’en avais pas la moindre idée avant que ces questions ne deviennent personnelles.

Devant le musée d’Orsay, j’ai ramassé un projectile. Il avait la forme d’une grosse balle en caoutchouc, enchâssée dans un culot en plastique dur. Sur internet, j’ai vu que la balle provenait d’un LBD 40, de fabrication suisse, efficace jusqu’à au moins quarante mètres, contre une quinzaine de mètres pour un flash-ball classique.

L’acronyme LBD signifie Lanceur de Balle de Défense. De fait, le tir n’émet pas de détonation, plutôt un « pop » évoquant un gros bouchon de champagne. Face à une foule en mouvement, la précision est toute relative. Qualifiée de non létale, cette arme peut le devenir à distance rapprochée et/ou si elle frappe certaines parties du corps, en particulier la tête.

Raison pour laquelle l’utilisation du LBD 40 est réglementée. En principe, on ne peut en faire usage qu’« en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Il est également interdit de tirer au visage. Mais la loi, selon les situations, autorise aussi bien les tirs sans sommation et, depuis 2014, ne fixe même plus de distance minimale d’utilisation.

Le flou légal, le nom et la nature de l’arme poussent aux bavures et à l’impunité. Si un policier éborgne un manifestant à coup de poings, sa responsabilité sera engagée ; si un tireur de LBD 40 éborgne une manifestante, il pourra toujours accuser l’imprécision de l’arme. Le tireur de LBD n’éborgne jamais un concitoyen par un tir intentionnel, il lance une balle de défense qui fracasse malencontreusement une orbite.

Dans les circonstances actuelles, les forces de police n’ont assurément pas un travail facile. Mais ce sont des professionnels. Plus l’arme utilisée est dangereuse, plus on attend d’eux qu’ils soient en maîtrise. Un tireur assermenté qui, voulant viser la jambe, tire dans la tête ou dans l’œil, ou bien qui, sous l’effet du stress ou d’un sentiment de toute puissance, se met à tirer à tort et à travers, n’est pas un garant de l’ordre, c’est un danger public.

Loin de s’alarmer devant la liste des blessés ou de suivre les recommandations du Défenseur des droits, pour qui l’utilisation des flash-balls doit être proscrite, le gouvernement a lancé, le 23 décembre dernier – la veille de Noël – , un appel d’offre pour une commande de 1280 LBD supplémentaires.

Encourager l’utilisation d’une arme capable d’éborgner, voire de tuer ses concitoyens, tout en profitant du flou de la légalité et de la balistique pour évacuer toute responsabilité des tireurs, n’est pas anodin. C’est une rhétorique de la violence qui nous entraîne tous sur une pente habituellement située dans d’autres contrées.

Ironie de l’histoire, un vieil ami Afghan, reporter de guerre, voyant ma blessure sur les réseaux sociaux, m’a envoyé ces mots : « Je pensais que vous, en Europe, aviez la meilleure démocratie du monde, mais je réalise maintenant que l’Afghanistan est meilleur que ces pays pour obtenir la démocratie. »

On peut trouver ces mots excessifs, mais une chose est sûre. Jusqu’à présent, le LBD 40 n’a pas dissuadé les gilets jaunes. Il les a plutôt aguerris et a accru la portée de leurs actions. Ne faut-il pas plus de courage pour manifester en risquant sa vue ? Les tirs ne portent-ils pas au-delà des frontières ?

Qui, de la peur ou de la rage, sera la plus grande ? Dans le premier cas, le retour au calme sera un mauvais calme, dans le second, la portée politique du LBD 40 sera incommensurable. Avant que les plaintes n’aboutissent, si un jour elles y parviennent, il y aura eu d’autres éborgnés, d’autres mâchoires fracassées, ou l’imagination du pire. Tireurs, baissez vos armes!

Source : Mediapart

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