L’Etat à la police : « fais ce qu’on te dit et souffre en silence »

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Un policier
© PHILIPPE LOPEZ / AFP/Archives
Auteur(s): Laurence Beneux, journaliste pour FranceSoir
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TEMOIGNAGE

Quand vous demandez à des policiers ce qui a motivé leur désir d’entrer dans la police, la réponse est presque toujours empreinte d’idéal : pour « défendre la veuve et l’orphelin », « assurer la sécurité des gens », « arrêter les méchants »… On rentre dans la police par vocation. De plus en plus en sortent par épuisement ou déception. Christophe a jeté l’éponge. Au moins pour un temps. Cet officier expérimenté de la police nationale, qui a encadré des « nuiteux » de la BAC, des policiers d’une unité d’intervention, puis ceux d’une grosse unité de jour en banlieue parisienne, a demandé son détachement il y a quelques mois. Et il ne le regrette pas, sa famille non plus.

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Il pose un regard sans concession sur une profession qu’il continue d’aimer, mais devenue « inhumaine » et sclérosante. Comme beaucoup de ses collègues de terrain, il dénonce des hautes autorités de plus en plus politiciennes, qui ont perdu contact avec les réalités humaines et concrètes, et avec le sens même de la mission de police.

Voilà son témoignage :

« Le grand drame de la police, c’est qu’il n’y a plus de grands flics. Et un grand flic, c’est pas un mec qui fait de super affaires, c’est un mec qui est en responsabilité et qui est capable de garder cet esprit « police ». Un flic comme Broussard n’est pas reconnu unanimement par ses pairs parce qu’il a arrêté Mesrine, mais parce qu’il pensait « police ». Broussard, directeur de la PJ, était super fier parce qu’après une poursuite, ses mecs avaient interpellé ou parce qu’ils avaient mis un braqueur en taule. Il les félicitait pour ça. Aujourd’hui, notre direction nous félicite parce qu’on a cessé une poursuite ! Ou elle nous félicite parce que, sur un braquage, un collègue visé par une arme à feu n’a pas tiré ! Ha, ça c’est bien hein…! »

Christophe s’arrête de parler, et son regard se teinte d’incrédulité. Visiblement, il ne s’y fait pas.

« Tu vois le décalage du truc ? », reprend-il, « Et si l’arme est un « air soft » (un pistolet à billes NDLR), c’est encore pire. Pourtant, de loin, je te défie de faire la différence avec un vrai. Toutes les conditions de la légitime défense seront réunies. Tu dois protéger ta vie. Mais si tu le fais, tu seras complètement lâché par ta hiérarchie.

Ou encore, tu prends un refus d’obtempérer. T’es en chasse derrière une voiture qui s’enfuit. Hé bien on va te dire « vous avez la plaque, c’est bon, vous cessez la poursuite. ». Le conducteur est peut-être seulement en défaut de permis, mais si ça se trouve, il y a un corps dans le coffre ! On ne peut pas savoir !

C’est comme les rodéos avec les mobylettes. On ne peut pas les poursuivre parce qu’ils risqueraient d’avoir un accident. Il y a un trouble à l’ordre public, ils pourrissent la vie des gens, et on ne peut pas intervenir. C’est pour ça que ça continue ! Pour quelqu’un de terrain, c’est incompréhensible. Alors quand c’est une fois, ça passe, mais quand c’est tous les jours, le flic se demande ce qu’il fout là !

Il y a une vraie scission entre la théorie et la pratique parce qu’on est dirigé par des politiques. Or, le politique est par nature déconnecté de la réalité et ça ne va pas en s’arrangeant. Quand il était ministre de l’Intérieur, Sarkozy a pris l’habitude de réagir tout de suite. Dès qu’il y avait des incidents graves dans une banlieue, il était dans la banlieue ! Il a continué une fois président et tous les autres ont suivi ! C’est devenu un mode de pensée : le politique doit réagir. Mais il faut bien voir qu’à chaque fois qu’ils se déplacent, ça mobilise des dizaines et des dizaines de fonctionnaires pour assurer leur sécurité. Dès qu’il y a un désordre, les politiques sont sur place le lendemain, il ne voient rien du tout mais sont contents parce qu’ils ont l’impression de réagir. Les hautes autorités policières sont là aussi ; ils vivent dans le même monde. Mais nous (les policiers de terrain – NDLR), au lieu de sécuriser les lieux, on s’occupe de leur protection. Il est fréquent qu’après leur départ, entre nous on se dise « c’est bon le cirque est fini, on peut recommencer à bosser » ! C’est comme quand, actuellement, ils se déplacent dans les hôpitaux. Tu te rends compte ? Il y a une crise et les mecs vont perturber leur outil de résolution ! C’est suicidaire comme démarche.

Même le corps des officiers est souvent déconnecté. Ils ont fait des études, et la plupart rêve de devenir commissaire. Alors ils raisonnent déjà comme des commissaires, sans souci du terrain. Il faut contenter celui du dessus, qui veut contenter celui du dessus, qui veut contenter… , parce que c’est ce qui permet une belle carrière.

Il y a vingt ans, on me demandait de résoudre des problèmes pratiques. Le travail du « gardien de la paix » était de ramener la paix publique et on me donnait des gens pour remplir cette mission. Permettre le bien vivre ensemble était la mission, mais aussi la limite de la police.

En 2020, ce n’est pas du tout ça qu’on me demande. Il y a un premier confinement. C’est énorme comme démarche, on n’a jamais vu ça : les gens ne peuvent pas sortir de chez eux. On déploie des moyens, je ne suis pas là pour juger de la mesure et si vraiment c’est important, je l’applique. Mais je me rends vite compte que ce qui est important pour la hiérarchie, c’est que le bon tableau soit transmis à la bonne heure à la bonne adresse e-mail. Que l’amende soit justifiée ou non, son impact psychologique sur les gens, tout ça ne compte pas. Tout ce qui compte c’est combien d’effectifs, pour combien d’amendes à mettre dans un putain de tableau pour que Castaner puisse dire « à l’échelle nationale, il y a eu tant de contrôles et tant d’amendes ». Que ce soit efficace ou non, on s’en fout, et au bout du compte, c’est la journée de milliers de policiers et de gendarmes qui n’a servi à rien.

Tu as des mecs qui entrent comme officiers sans jamais avoir interpelé personne, après avoir fait Sciences Politiques. Ils ne sont pas là pour faire respecter la loi mais pour commander des systèmes. Ils brassent des statistiques. Au ministère, même les suicides dans la police, c’est que des statistiques. Pourtant à chaque fois, il s’agit d’êtres humains, de familles dans la douleur, mais eux, tout ce qu’ils sont capables de se dire c’est « merde, cette année on frôle les 70, on va se faire déchirer ». C’est devenu inhumain.

Le management n’existe pas dans la police. Et la culture de la remise en question non plus, l’institution ne connaît pas. Dès que tu suggères qu’on pourrait faire différemment pour améliorer les choses, on te dit de te taire.

Les gardiens de la paix, c’est le petit peuple qui doit suivre. Il y a un adage policier : « réfléchir, c’est commencer à désobéir ». Et comme beaucoup de ces flics de terrain ont l’habitude d’être contraints et ne s’imaginent pas pouvoir faire autre chose, ils subissent. Et puis ils sont conscients que le tout petit rempart qui sépare encore le pays de l’anarchie demeure la police. Et l’anarchie, ça devient rapidement la loi du plus fort. Les gardiens de la paix ont à cœur de préserver le pays de l’anarchie, alors ils tiennent encore malgré le manque de considération et l’inhumanité du système.

Moi ça faisait un moment que je n’étais plus heureux, alors quand j’ai eu l’opportunité de changer, je l’ai fait. Je culpabilise un peu parce que j’ai décidé d’essayer de penser à moi d’abord. Je n’appelle plus mes anciens collègues. C’est une démarche égoïste. Mais ça me ferait trop chier d’apprendre que les mecs dont je me suis occupé sont en souffrance. Et j’ai peur qu’ils le soient parce que je sais qui m’a remplacé et les quelques échos que j’ai eus au début n’étaient pas terribles… ».

Quand on écoute Christophe partager avec passion ses analyses, on devine celle qui a été la sienne quand il a embrassé cette profession. Et on ne peut s’empêcher de se dire avec regret qu’il valide l’adage « ce sont les meilleurs qui s’en vont ».

De l’avis de très nombreux policiers, le métier n’attire plus, il ne fait plus rêver et les niveaux de recrutement baissent. Même les niveaux de commandement sont très faibles.

Tous dénoncent aussi des salaires trop bas pour être attractifs, des horaires à rallonge rendant les vies de famille difficiles, un manque de soutien de leurs autorités. Dans la fonction publique, la loi impose qu’une heure supplémentaire soit payée 10% en plus d’une heure normale. Dans la police, la rémunération de l’heure supplémentaire est fixe, quelle que soit l’ancienneté, et elle est évidemment basse : 13,25 euros brut et 19,90 euros brut si elles ont lieu la nuit, le dimanche ou un jour férié. Cela a pour conséquence qu’une immense majorité des policiers voient leurs heures supplémentaires moins bien payées que leurs heures « normales ». Et des heures supplémentaires, ils en font beaucoup. On ne trouve pas un policier qui ne doive s’acheter du matériel sur ses deniers propres, faute de fournitures adéquates en nombres suffisants dans les services.

En contact permanent avec la violence, avec la mort, les soutiens psychologiques sont quasi inexistants dans une profession où, de surcroît, les harcèlements hiérarchiques prennent de multiples formes.

Faudrait-il rappeler que les policiers sont des êtres humains ? Ils le sont. Alors « il y a parfois des dérapages, mais c’est parce qu’il peut arriver que des mecs pètent les plombs, et il s’agirait peut-être de se demander pourquoi. On parle beaucoup de « violences policières » mais peu des violences que subissent les policiers à tous les niveaux » commente un policier lors d’un hommage à un collègue suicidé.

Le taux de suicides dans la profession est de 41% supérieur à celui la population générale active. C’est considérable. Il en a fallu beaucoup moins pour que la direction d’Orange ait des comptes à rendre (35 suicides en deux ans ; beaucoup moins que la cinquantaine de suicides qui attriste la police chaque année, depuis de nombreuses années, sans que son employeur ne soit jamais mis en cause).

Du « Beauvau de la sécurité », les policiers de terrain n’attendent pas grand-chose. « Les problèmes, on les connaît, commente un membre du collectif des Policiers en Colère. L’année dernière, il y a déjà eu un « livre blanc » qui sert principalement à caler les meubles. Et puis, seuls les grands syndicats sont invités à y participer, et ils nous défendent très mal. Beaucoup sont trop proches des politiques ; en fait, beaucoup sont comme eux. »

Beaucoup de policiers n’en peuvent plus de servir de variables d’ajustement à des politiques publiques déficientes. Ils subissent le mécontentement d’une population inconsciente des difficultés qu’ils rencontrent et vite oublieuse de l’abnégation et du savoir–faire dont ils peuvent faire preuve, la violence de délinquants à qui un sentiment d’impunité croissant (et justifié) donne de plus en plus d’audace, et l’indifférence de politiques qui ont vite fait de les lâcher quand un mécontentement populaire monte. Dans ce dernier cas, c’est alors des déclarations indignées avec force exhortations à « l’exemplarité », sans pour autant leur donner les moyens de remplir leur mission dans des conditions décentes.

Il faut dire que les policiers remplissent toutes les conditions pour être maltraités par le mauvais employeur qu’est l’État. Ils ne peuvent faire grève, et ils ne peuvent même pas faire entendre leur mécontentement sous peine d’être sanctionnés. Des policiers médaillés plusieurs fois pour des actions remarquables de sang-froid et de courage sont l’objet de poursuites disciplinaires simplement pour avoir pris une initiative, même aux effets heureux, ou pour avoir pointé les déficiences du système. Au nom de la fameuse « obligation de réserve », c’est tout un système qui tente de se protéger de la critique et… de l’amélioration.

Le mot d’ordre des hautes autorités policières envers ses effectifs de terrain peut se résumer en une injonction « fais ce qu’on te dit et souffre en silence ».
Laurence Beneux est auteur du livre « BI : Brigade d’Intervention« , aux éditions Le Cherche-Midi

Auteur(s): Laurence Beneux, journaliste pour FranceSoir

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