Islamisme: pourquoi Macron vise Erdogan

Dans sa lutte contre le « séparatisme islamiste », le Président français désigne la Turquie comme un pays entriste, qui ne se soumet pas aux lois de la République lorsqu’il refuse de coopérer sur l’enseignement du turc et l’envoi d’imams

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Le président du Parlement turc Mustafa Sentop a dénoncé mercredi « l’islamophobie primitive » d’Emmanuel Macron au lendemain de la présentation de sa stratégie de lutte contre « le séparatisme islamiste ». Lors d’un discours à Mulhouse, le chef de l’Etat a annoncé la fin progressive du système d’« imams détachés » et la suppression dès la rentrée 2020 du dispositif d’enseignement de langue et de culture d’origine (Elco). Christophe Castaner reçoit cette semaine les responsables des différents cultes, dont le Conseil français du culte musulman, jeudi.

A l’approche des municipales, Emmanuel Macron vient de désigner un adversaire inattendu : Recep Tayyip Erdogan. « On ne peut pas avoir les lois de la Turquie sur le sol de France » a froidement déclaré le chef de l’Etat, mardi, dans son discours sur la « reconquête républicaine » à Mulhouse, ville à forte communauté turque. Voilà le dirigeant islamo-conservateur érigé en architecte du « séparatisme islamiste » en France. Commode tête de Turc ? Pas vraiment.

« La Turquie mène la forme la plus complète d’entrisme religieux, et son islam est le plus structuré et le plus idéologisé », résume une source au fait du dossier. C’est la puissance étrangère la plus investie dans la gestion du culte musulman en France. Elle contrôle la moitié des 300 imams détachés par des pays étrangers, quand les Turcs ne représentent que 10 % des musulmans du pays. Sa diaspora, élargie, s’élève à 500 000 personnes.

Les mosquées turques se rattachent aux deux organes officiels d’Ankara : la direction turco-islamique des affaires religieuses (Ditib) et le mouvement Millî Görüs. Le culte, qui ne peut être subventionné par l’Etat français en vertu du principe de laïcité, reçoit d’importants financements turcs. Mais le montant reste inconnu alors que l’Algérie et le Maroc sont plus transparents – environ 2 millions chacun, hors financement des mosquées et salaires des imams. Pour le pèlerinage à La Mecque, la Turquie pouvait même compter sur l’entregent d’Ahmet Ogras, ex-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui gère plusieurs agences de voyages.

Lieux politiques. A Strasbourg, place forte de la diplomatie d’Ankara où vivent 200 000 Turcs, la Ditib s’active à créer une faculté de théologie islamique pour former des imams. Hostilité affichée par Christophe Castaner : « Il y a un danger d’immixtion d’États étrangers dans les lieux de culte, qui peut conduire à en faire des lieux politiques », accusait en mai le ministre de l’Intérieur, pointant « un danger de voir une infime minorité confisquer la voix des musulmans ».

L’islam turc en France est vu comme l’instrument direct du pouvoir d’Erdogan. Religion et politique, à ses yeux, ne font qu’un. « Pour tout ce qui concerne la vie religieuse, si tu n’es pas membre ou sympathisant de l’AKP, tu auras des difficultés à obtenir des financements », atteste-t-on au ministère de l’Intérieur. A son arrivée au pouvoir en 2002, Erdogan fait de la religion un fondement du pouvoir de ce parti nationaliste qui affiche sa parenté avec les Frères musulmans. Il met la main sur la diplomatie religieuse, dont la Ditib. Il réislamise son discours, remettant en cause le compromis laïc de Mustafa Kemal postulant la séparation du politique (sultanat) et du spirituel (califat).

«Erdogan veut faire des Turcs en Europe le bras armé d’un bulletin de vote pour faire rayonner l’influence de l’AKP. D’autre part, il se voit devenir le leader religieux des musulmans»

Il encourage aussi le port du voile dans les administrations et dans les universités, le jeûne du ramadan, l’interdiction morale de l’alcool, et affiche sa volonté d’interdire l’avortement. « C’est globalement l’islamisme qui est normalisé politiquement et socialement », souligne le rapport La fabrique de l’islamisme, publié en 2018 par l’Institut Montaigne.

Protecteur. Il exporte cette politique à l’étranger. « D’une part, Erdogan veut faire des Turcs en Europe le bras armé d’un bulletin de vote pour faire rayonner l’influence de l’AKP. D’autre part, il se voit devenir le leader religieux des musulmans », explique un familier du dossier. « Il s’agirait désormais pour la Turquie de prendre en main le destin des musulmans européens et d’apparaître comme leur protecteur », abonde l’Institut Montaigne.

A Sarajevo, en mai 2018, le dirigeant turc, alors candidat à sa réélection, demande à sa diaspora, 3 millions de personnes, de s’engager dans la politique de leurs pays. Au meeting, on trouve des Français, des Allemands, des Belges… En 2017, la campagne pour le référendum turc sur le renforcement des pouvoirs présidentiels se déroulait aussi en Europe : le oui obtient 65 % en France, soit 13 points de plus que le résultat final.

La Turquie est plus offensive que les autres pays traditionnellement impliqués dans l’islam de France. L’Algérie cherche surtout à ne pas faire de sa diaspora, qui a le droit de vote algérien, un foyer d’opposition au pouvoir. Les Marocains, eux, comptent sur leur communauté comme première source de revenus du royaume. Les négociations sur ses imams détachés en France se font sous l’égide de la direction des Marocains de l’étranger… Lorsque le Qatar finance à tour de bras et promeut les Frères musulmans, il fait de « l’influence à l’ancienne », selon un connaisseur.

« La Turquie, c’est du religieux, du culturel, du scolaire, du périscolaire, du sport, de la politique », énumère le familier du dossier. « Cela ne veut pas dire que la communauté française d’origine turque ou binationale ne s’intègre pas, met en garde Jean-Marie Bockel, sénateur du Haut-Rhin et ancien maire de Mulhouse. Mais cet entrisme turc crée des tensions au niveau local, notamment sur la question kurde ».

D’aucuns perçoivent l’influence d’Erdogan derrière le combat pour la reconnaissance du voile en France. Erdogan a envoyé ses filles étudier aux Etats-Unis lorsque le voile était encore interdit à la fac en Turquie. En 2007, il change la législation. Sur la même ligne, l’ex-président du CFCM Ahmet Ogras affirme que le port du voile est une « prescription coranique ». Il a récemment approuvé Abdallah Zekri, l’électron libre du CFCM, qui a affirmé que Mila avait « bien cherché » les menaces dont elle a fait l’objet.

Gestes inamicaux. Dernièrement, les relations franco-turques se sont tendues sur le dossier linguistique. Le gouvernement veut mettre fin aux enseignements de langue et de culture d’origine (Elco) et les transformer en IELE, contrôlés par l’Education nationale. Des neuf pays concernés, seule la Turquie a bloqué. « Et en plus, ils sont brutaux », souffle un acteur du dossier. Jean-Michel Blanquer se souvient de la visite d’une délégation turque, l’an dernier, avec sa mise en scène : armada de gardes du corps et refus catégorique du dialogue. « L’islam consulaire suppose un dialogue diplomatique ; avec la Turquie, il y en a zéro », entend-on de source exécutive.

Quand Erdogan annonce la création de lycées turcs en France, l’an dernier, Blanquer s’y oppose. « La Turquie a tourné le dos à la laïcité. Elle est dans une logique d’expansion du fondamentalisme islamiste », justifie-t-il en pointant « trop de gestes inamicaux ». L’activisme turc n’est pas non plus étranger à l’inquiétude affichée de l’exécutif sur la « déscolarisation » et la multiplication des écoles privées hors contrat. « Ankara devrait exercer son influence d’une autre manière, plus discrète », confie Yasar Yakis, premier chef de la diplomatie turque de l’ère Erdogan.

La Turquie, malgré sa politique d’influence, a bon dos. Ses 150 imams restent une goutte d’eau dans les 2 500 lieux de culte musulmans de France. Et, après l’avoir dénoncée, encore faut-il forger une alternative. « Il faut en finir avec cette inféodation de l’islam turc en France à l’AKP », souhaite Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France, vecteur d’un islam éclairé et inséré dans la République.

Source : L’Opinion

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