Du devoir de soumission au devoir de désobéissance? Le dilemme militaire

indexPar Céline Bryon-Portet

L’obéissance, pilier de l’institution militaire

Le principe d‟obéissance constitue l‟un des piliers fondamentaux de l‟institution militaire, telle que celle-ci se définit depuis le 19esiècle.

En France, à la dissipation tolérée des „grognards‟de l’Empire se substitue, sous la Restauration, le modèle de l‟armée prussienne, réputée pour ses méthodes sévères et le „dressage‟impeccable de ses hommes. C‟est d‟abord à travers une soumission aux figures de l‟autorité militaire que s‟exprime cette obéissance. C’est le sens des propos du maréchal de Saint-Arnaud lors de son installation au ministère de la Guerre, en 1852: “La responsabilité qui fait la force de l’autorité militaire ne se partage pas, elle s’arrête au chef de qui l’ordre émane”. La société militaire devient alors une“société disciplinaire”, comme le note Michel Foucault(1975), qui ira jusqu’à la comparer au système pénitentiaire.

L‟obéissance en est la clef de voûte, notamment avec l‟ordonnance du 13 mai 18181et les lois que fait voter le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, créateur d’un système d‟inspection redouté des officiers. L‟exigence nouvelle d‟une rigueur sans failles commença de rendre suspecte toute capacité de réflexion personnelle, productrice d‟esprit critique et mère potentielle de la rébellion. “Réfléchir, c’est désobéir”, dit-on alors, reprenant l‟adage allemand “Nicht raisonniren” (mais on trouve au même moment les mêmes préceptes au Royaume-Uni sous la plume du Duc de Wellington).

On s‟efforça donc d‟étouffer le goût des lettres et de la philosophie, l‟érudition et l‟inclination pour la science, et ce qu’il est convenu d‟appeler la culture générale, comme l’attestent certains manuels d‟instruction et le mépris affiché par de nombreux officiers supérieurs à l‟égard des intellectuels et des “écrivassiers”.

À partir de la Deuxième République, la stratégie militaire même est délaissée, et tout ce qui touche aux progrès de l‟armement, ce qui expliquerait en partie, selon certains historiens, la défaite contre les troupes de Bismarck en 1870 (tout comme l’anti-intellectualisme doctrinal de Wellington avait été tenu pour responsable des déboires britanniques lors de la Guerre de Crimée avant cela).

La formation des soldats comme des officiers repose sur la mémoire et l‟apprentissage par cœur, producteurs d‟automatismes. À Saint-Cyr, le travail intellectuel–dédaigneusement appelé “la pompe”– et les“crétins potasseurs” sont dénigrés,tandis qu’on admire les “fines galettes”, c‟est-à-dire les mauvais élèves.

Mais tout système autoritaire fort comporte un risque d‟infantilisation de ses membres et aboutit souvent à un conformisme stérile. Le milieu du 19e siècle porte déjà en lui les germes du siècle suivant, et préfigure l‟armée du régime de Vichy.

Dans son Journal, le maréchal de Castellane déclarait ainsi: “Si vous m’ordonniez de mettre les soldats en pantoufles, demain ils seraient tous en pantoufles. Il ne faut pas même qu’un soldat puisse croire à la possibilité d’agir autrement qu’on lui a prescrit”.

Les militaires sacralisèrent le règlement, fixant des jalons directifs et des normes comportementales, tant et si bien que beaucoup en perdirent le sens de l‟initiative et de l‟improvisation, pourtant si essentiel au combat, où il faut sans cesse s‟adapter à des situations imprévues. Ce constat poussa quelques figures militaires à décrier une telle sclérose intellectuelle. Le colonel Denfert-Rochereau alla jusqu’à protester, à la tribune de l‟Assemblée en1872, contre une obéissance excessive ennemie de toute responsabilité individuelle.

Le futur maréchal Gallieni, qui s‟insurgeait contre cette disparition de tout discernement, rappela ainsi:“Les officiers et fonctionnaires sous mes ordres voudront bien considérer qu’ils ont à défendre les intérêts qui leur sont confiés au nom du bon sens, et non les combattre au nom du règlement”.

Lyautey affirmait de même: “Quand j’entends les talons claquer, je vois les cerveaux se fermer”. Mais les discours critiques de ces hommes d‟avant-garde étaient minoritaires, et la plupart des militaires −officiers compris − se pliaient au suivisme ambiant.

Ainsi le cliché du militaire borné, exécutant mécaniquement les ordres, supplanta-t-il, dans l‟imagerie populaire, les enfants terribles de l‟armée impériale durant les guerres napoléoniennes. Les satires proliférèrent, et les pamphlétaires, Georges Courteline en tête, eurent alors beau jeu de brosser les portraits désolants des stéréotypés adjudant Flick et colonel Ramollot.

Certes, le principe d’obéissance n‟est pas l’apanage exclusif de l‟armée. Le fonctionnaire est investi d‟un devoir d‟obéissance et de loyauté envers l‟État. Le citoyen doit également obéir aux lois. L‟enfant obéit à ses parents, l‟adolescent à ses professeurs, l‟adulte à son employeur.. .

Le fondement de toute société civile repose en fait sur la soumission des individus qui acceptent, par le pacte social, la restriction de leur liberté, illimitée dans l‟hypothétique état de nature originel caractérisé par une situation de guerre perpétuelle de tous contre tous, où “l’homme est un loup pour l’homme”(Hobbes,Léviathan).

En ce sens, on peut dire que l‟obéissance fonde l‟état social. A l‟instar d‟Étienne de La Boétie, auteur d’une analyse de l‟obéissance  qu’en bravant l’anachronisme on qualifierait volontiers de „psychanalytique‟, certains philosophes virent même dans le phénomène de soumission un penchant naturel de l‟homme. Ce dernier trouverait chez celui à qui il obéit, image de la force et du courage, un „moi‟ sublimé, grandi et magnifié, une sorte de compensation de ses propres défauts, de son impuissance et de sa petitesse.

Cependant, cette règle s‟affirme avec plus de force encore dans l‟armée. Sa primauté se conçoit aisément si l‟on considère le poids de l‟autorité et la rigidité de la structure hiérarchique inhérents au métier des armes, conditions sine qua non d ‘ordre.

Au delà de la loyauté témoignée au chef, constitutive de la cohésion et de l‟honneur militaires, la réactivité, garante d‟efficacité dans la réalisation des missions opérationnelles, mais aussi l‟ignorance dans laquelle se trouvent les échelons subalternes des paramètres politiques pris en compte et des raisons motivant certaines décisions de leurs supérieurs, ajoutent encore à la nécessité du principe d‟obéissance, corollaire de toute discipline. Si bien que l‟on parla, à partir du 19esiècle, d‟„obéissance passive‟, terme quasi redondant qui exprime l‟inconditionnalité de la soumission des militaires.

Comme le fait remarquer Claude Barrois: “L’obéissance et la discipline militaires diffèrent nettement de l’obéissance dans la vie courante, professionnelle ou publique. En effet, chez le guerrier, elles incluent la possibilité, voire la probabilité de sa propre mort”. Il n‟est qu‟à lire l‟émouvant ouvrage d‟Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, pour prendre toute la mesure de cette réalité, source d‟une disponibilité absolue, d‟une abnégation telle qu‟elle implique le sacrifice suprême. Preuve de la force de ce principe, qui va jusqu’à remettre en cause ceux sur lesquels repose la République, le général du Barail écrit dans ses Souvenirs, publiés en 1894:

L‟esprit républicain et l‟esprit militaire sont deux états d‟âme contradictoires et incompatibles. L‟armée est une sorte de pyramide hiérarchisée et terminée par un chef absolu que les liens d‟obéissance passive, de la soumission et du respect, relient par les élites étagées aux foules qui dorment à la base

Du procès de Nuremberg à l’affaire Mahé: vers une responsabilisation de l’exécuteur d’ordre Le Règlement de discipline générale des armées en vigueur de 1933 à 1966 continue de s’inscrire dans ces orientations. Rappelant que “la discipline fait la force principale des armées”, il précise qu’“il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants”.

Cependant, à partir du dernier tiers du 20e siècle, un certain nombre de paramètres remettent en question ce pilier fondateur de l‟institution: mutation des opérations militaires, internationalisation croissante des conflits et décentralisation du commandement, essor du juridisme (notamment du droit des conflits armés), mais aussi changements socioculturels (hausse du niveau d‟instruction, crise de l‟autorité, etc.).

Ceux-ci émancipent peu à peul‟individu et rendent plus difficilement acceptable la mise en veille de l‟entendement. C‟est ainsi qu‟en 1966, un nouveau Règlement de discipline générale, tout en continuant de considérer la discipline et l‟obéissance des subordonnés comme indispensables au bon fonctionnement de l‟armée, va introduire la notion d‟ordre illégal et placer tant le receveur que le donneur d‟ordre devant leurs responsabilités respectives. Cette mention témoigne d‟un premier infléchissement, que confirmera le Statut général des militaires de 1972.

Lire la suite :  document au format .pdf de 15 pages – Res Militaris,vol.1, n°1, Autumn/Automne 2010

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