Devant la Cour administrative d’appel de Toulouse, une affaire de gendarmes victimes de la raison d’État ?
Re-contextualisation > rappel d’un évènement historique majeur : 1988, la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie
En 1988 la Nouvelle-Calédonie est en proie depuis quatre ans à des troubles virant à une quasi-guerre civile, liées à l’indépendantisme (FLNKS) qui vont connaître leur point d’orgue le 22 avril 1988 avec l’attaque d’une petite brigade de gendarmerie isolée sur l’atoll d’Ouvéa. La brutalité amènera les autorités à parler d’actes de terrorisme (alors que la législation spécifique n’est pas encore élaborée) : quatre gendarmes seront tués froidement et une vingtaine d’autres pris en otages.
Les faits se déroulent dans l’entre-deux tours de la Présidentielle opposant François Mitterrand à son premier ministre Jacques Chirac, donnant lieu à un enjeu politique : la libération des otages.
Un assaut militaire techniquement exemplaire parvient à les libérer alors qu’ils sont détenus dans une grotte difficile à localiser et soumis à des tortures morales, l’assaut réussi causant la mort de deux militaires et de dix-neuf mélanésiens (qui deviendront des martyrs de la cause comme avant eux Eloi Machoro, tué par le GIGN).
La gravité des faits aboutit à calmer le jeu et, après une amnistie générale, à des accords qui feront régner la paix jusqu’à l’insurrection de mai 2024 (il y a encore aujourd’hui 2 600 membres des forces de l’ordre déplacés en Nouvelle-Calédonie où le feu couve toujours).
Création de la Médaille de reconnaissance aux victimes du terrorisme :
En 2016 cette médaille est créée et un certain nombre de rescapés de l’attaque de la brigade de gendarmerie (ou de parents de gendarmes tués) postulent.
Refus et réactions :
Le Ministère de la Justice refuse de leur accorder cette récompense avec des arguments qui paraissent spécieux à l’avocat des requérants, d’autant que la décoration aurait été accordée à un CRS pour des faits survenus en Corse dans des conditions similaires de moindre gravité.
Des réactions se manifestent dans la presse corporatiste (L’Essor de la Gendarmerie et La voix du gendarme) mais également dans Le Figaro :
Un magistrat en retraite, pris en otage avec les gendarmes, s’élève contre cette décision jugée inique :
https://lavoixdugendarme.fr/gendarmes-douvea-lappel-du-magistrat-jean-bianconi-au-directeur-general
L’affaire est devenue éminemment politique à la faveur du scrutin d’autodétermination de 2021. Il semble que la raison d’Etat conduit – au détriment des gendarmes – à ne pas taxer les meurtriers indépendantistes de 1988 de « terroristes » afin de ne pas créer un facteur d’envenimement, les indépendantistes considérant ces militants – rescapés ou tués – comme des héros martyrs de la cause (leur tombe collective a été érigée en monument à Ouvéa).
L’appel
L’avocat des requérants (Maître Gros, Lille) fait appel. Les faits seront évoqués devant la Cour administrative d’appel de Toulouse le 20 mai prochain et le résultat sera scruté avec intérêt, d’autres recours étant possibles en cas de rejet.
L’Essor de la Gendarmerie vient d’annoncer cette audience, rappelé les faits de la cause et les arguments de la défense :
Médiatisation de l’audience :
France 3 Régions a consacré un long article très documenté annonçant cette audience et en la replaçant dans son contexte particulier :
Autre recours : la faute de l’État
Le 22 mai prochain le Tribunal administratif de Lille va examiner la requête de gendarmes rescapés de l’affaire de Fayaoué-Ouvéa du 22 avril 1988 (et de familles de gendarmes tués) qui ont mis en cause l’Etat-Gendarmerie pour faute.
Cette requête s’appuie sur les résultats d’un travail de recherche de 287 pages qui a été déposé en 2020 par un lieutenant-colonel de gendarmerie en retraite, Henri Calhiol, au Service historique de la Défense à Vincennes. L’auteur a établi que le commandant supérieur de la gendarmerie avait, peu avant l’attaque, donné des ordres écrits à ses officiers commandants de compagnie, à vocation de diffusion générale à toutes les brigades et postes isolés, qui imposaient clairement de basculer obligatoirement et sans délai d’une posture de défense des postes jusqu’alors voulue délibérément souple et non provocante (pour des considérations d’ordre politique), à une posture durcie et manifestement visible de nature à dissuader toute velléité d’attaque et de ne pas hésiter à faire usage des armes, dans un contexte où la menace d’agressions avec prise de gendarmes en otage était devenue hautement probable d’après les renseignements recueillis, recoupés et sans équivoque, parvenus au commandement à Nouméa.
Les officiers commandants de compagnie de Nouvelle-Calédonie reprendront urgemment ces ordres en direction de leurs unités subordonnées sauf celui de Nouméa-Iles Loyauté sous les ordres duquel était placée la petite brigade de Fayaoué sur l’atoll d’Ouvéa renforcée par deux pelotons de gendarmes mobiles. Là, on maintiendra – faute d’avoir reçu l’ordre impératif de changement de posture – un système défensif totalement inadapté à la nouvelle gravité de la menace. Le Comité de lutte local percevra la faille et conduira – avec l’aval de la direction du FLNKS – une attaque coordonnée, massive et d’une sauvagerie inouïe qui fera quatre morts chez les gendarmes et un blessé grave laissé pour mort sur le terrain (le chef des gendarmes mobiles). Le reste de l’effectif sera pris en otage et l’armement pillé, renforçant la dangerosité du commando d’une quarantaine d’hommes.
L’affaire se soldera quelques jours après par l’assaut militaire réussi de la grotte d’Ouvéa, où le commando indépendantiste s’était retranché, qui fera dix-neuf morts côté mélanésien et deux morts chez les militaires. Tous les otages (parmi lesquels un magistrat venu parlementer et des membres du GIGN) seront libérés.
Les gendarmes de Fayaoué ne sauront jamais – jusqu’aux révélations du travail du lieutenant-colonel Calhiol de 2020 puis des apports de la procédure de requête – qu’un ordre capital ne leur avait pas été transmis et ce fait sera toujours – et là se situe un point-clé de l’affaire – tenu sous le boisseau par la hiérarchie à qui il est impossible qu’il ait pu échapper ; ils seront l’objet d’un discrédit permanent de désobéissance qui portera atteinte injustement à leur honneur durant des décennies, aggravant ainsi les conséquences psychiques de l’attaque sauvage et de la détention traumatisante qui avait suivi. Cette réussite au plan militaire sera ternie par la mise en évidence de « manquements à l’honneur » (formule du ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement) après que des exactions gravissimes aient été commises après reddition sur des mélanésiens sortis de la grotte par des initiatives individuelles intempestives.
Cette attaque réussie devait alors devenir une affaire d’État empoisonnée exploitée politiquement (« l’affaire d’Ouvéa ») et tout ce qui touche à ces évènements semble bien l’être resté, la situation politique en Nouvelle-Calédonie n’ayant jamais cessé d’être inflammable jusqu’à l’insurrection récente de mai 2024 (14 morts dont deux gendarmes), les tensions étant encore très vives.
La raison d’État pourrait donc bien influer sur la décision des deux recours pendants.
Fayaoué-Ouvéa : une affaire maudite pour des gendarmes innocents ?…
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