StopCovid: «Il est contre-productif de proposer une solution techniciste à un problème qui ne l’est pas»

FIGAROVOX/TRIBUNE – L’efficacité de l’application StopCovid est extrêmement discutable, alors même que la généralisation d’un tel dispositif pourrait aboutir à des atteintes irrémédiables aux libertés, estiment Pierre-Antoine Chardel, Valérie Charolles, Mireille Delmas-Marty et Asma Mhalla.

FILES-SINGAPORE-HEALTH-VIRUS

«Sous les vertus apparentes de l’application, surgissent de forts risques de générer davantage d’insécurité que de sécurité.» CATHERINE LAI/AFP
Pierre-Antoine Chardel est philosophe et sociologue. Il enseigne à l’Institut Mines-Télécom Business School et est membre de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (CNRS / EHESS).

Valérie Charolles est économiste et philosophe, chercheure à l’Institut Mines-Télécom Business School et chercheure associée à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (CNRS / EHESS).

Mireille Delmas-Marty est juriste, professeure honoraire au Collège de France et membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

Asma Mhalla est consultante en économie numérique et maître de conférences à Sciences Po.


Les 28 et 29 avril prochains, les députés puis les sénateurs auront à se prononcer sur l’application StopCovid en cours de développement. Quels problèmes sociétaux soulève cette application? Quelles questions éthiques et politiques génère-t-elle? Sans vouloir embrasser l’ensemble des problèmes induits par ce projet, il convient toutefois d’en mesurer la portée au-delà du court terme. Car c’est un mode de gouvernementalité biopolitique que sa généralisation insuffisamment questionnée pourrait contribuer à instaurer.

Nous vivons, depuis plusieurs semaines, une crise sanitaire majeure qui nous déstabilise collectivement, nous confrontant à la peur d’être contaminés, de contaminer les autres et nos proches, ou à la peur de la mort elle-même. C’est l’une des raisons qui nous fait sans nul doute accepter le confinement de manière globalement si obéissante. Ces deux facteurs, la montée de l’incertitude et l’accroissement de la peur, sont susceptibles de créer les conditions d’une acceptation forte d’un système présenté comme un moyen efficace d’endiguer la pandémie.

La généralisation de cette application pourrait contribuer à instaurer un mode de gouvernementalité biopolitique.Si l’application Stopcovid s’accompagne d’un discours de promotion, un risque serait de proposer une solution techniciste face à un problème qui ne l’est pas, avec toutes les limites que nous connaissons vis-à-vis de ce type de réponses, formulées dans l’urgence et dans un contexte qui favorise une posture guerrière. Un parallèle peut ici être fait avec la généralisation de la vidéosurveillance pour lutter contre la délinquance ou le terrorisme ; il s’agit aussi (même si le contexte est évidemment très différent) d’une réponse technicienne à des enjeux de crise sociétale et politique majeurs. Ces enjeux appellent un travail pour évaluer ce qui est efficace et ce qui ne l’est pas, ce qui est légitime ou non.

Une efficacité très discutable

La dénomination même de l’application se veut rassurante: si une personne est testée positive au virus, il sera possible avec elle, d’informer toutes les personnes qui l’ont côtoyée les jours précédents. Une telle application n’est pas obligatoire. Ses utilisateurs choisissent de l’installer et peuvent, à tout moment, la désactiver. Mais sous ses vertus apparentes, surgissent de forts risques de générer davantage d’insécurité que de sécurité. Car pour être efficace, il faudrait qu’elle soit adoptée par tout le monde au même moment, sinon elle risquerait de créer des situations informationnelles absolument biaisées.

Ce mode de communication, s’effectuant par le biais du signal, ne peut se produire sans créer des erreurs de perception.

Sans aller dans le détail de ces problèmes techniques, qui ont été déjà bien pointés , on se rend vite compte qu’au-delà des interrogations soulevées par l’architecture même de la solution (risque élevé de cyber-piratage, difficulté de modélisation de risques d’un virus dont on ignore encore nombre de paramètres épidémiologiques, protocoles d’anonymisation faillibles), le choix de la technologie Bluetooth qu’il est prévu d’utiliser questionne: la difficulté à qualifier la proximité précise des personnes entre elles rend impossible de garantir l’exposition réelle au risque de contamination. La structuration même du dispositif répond au vieux rêve de la cybernétique de développer des machines qui communiquent entre elles. Mais ce mode de communication, s’effectuant par le biais du signal, ne peut se produire sans créer des erreurs de perception. Comme l’expliquent à cet égard les spécialistes d’informatique, l’intensité du signal varie en fonction du contexte, et notamment des puces présentes dans les téléphones. Si l’on est en possession du dernier iPhone, le téléphone enverra un signal fort. Mais avec un vieux smartphone, l’intensité du signal sera faible. Un autre risque serait aussi de laisser de côté les personnes qui n’ont pas de smartphone, ou qui préfèrent avoir un téléphone qui sert uniquement à téléphoner. Ainsi, le choix de l’utilisation d’un smartphone écarterait immédiatement près de 13 millions de Français qui n’en possèdent pas – notamment les enfants et les personnes âgées.

Cela en sachant que pour être efficace, il faudrait que l’adoption de cette application soit massive et extrêmement rapide. Car si la taille critique des utilisateurs n’était pas atteinte, elle pourrait avoir comme effet contraire de donner à ses utilisateurs un faux sentiment de sécurité. L’absence de notification pourrait même être perçue comme «une disparition du risque sanitaire» accentuant paradoxalement le risque de propagation du virus. Que dire également des risques pris dans l’espace public à suivre cette application plutôt qu’à appliquer les gestes barrières de distanciation physique dont personne ne conteste l’efficacité et qui devraient être accentués à partir de la visualisation de données modélisées, permettant de mieux comprendre le besoin d’ajuster les distances selon les situations. Des simulations sur les micro-gouttelettes réalisées par des scientifiques de l’Association japonaise pour les maladies infectieuses sont à cet égard très instructives. Une diffusion ample de ces expériences de modélisations permettrait à une majorité de personnes d’adapter une distanciation physique en fonction des contextes (selon que l’on croise une personne qui marche ou qui court par exemple).

L’équilibre de nos sociétés menacé

La réalité de cette application et le contexte de son utilisation nécessitent une prise de recul qui nous aide à identifier ce qui est en jeu dans l’adoption de toute nouvelle innovation. Car, rappelons-le, on ne rencontre jamais la technologie en soi, mais des contextes sociaux, économiques et politiques où elle s’inscrit. Et des régimes discursifs sont toujours engagés dans la généralisation de telle ou telle technologie. La prolifération des discours sécuritaires, par exemple, illustre souvent l’ambition des pouvoirs étatiques de réaffirmer une légitimité affaiblie, en intervenant sur les symptômes des crises plus que sur leurs causes. En l’occurrence, démunis face à la pandémie mais contraints à une réaction rapide, les pouvoirs publics détournent ici la nature de la réponse par la science et le débat démocratique vers le champ techniciste.

Le caractère temporaire des atteintes aux libertés peut vite se transformer en exception permanente .

Or le contexte d’urgence de l’adoption d’un tel système technique pose problème et nous fait penser, dans notre histoire récente, à ce moment où l’État français, au lendemain des attentats de 2015, a institué la généralisation de la surveillance massive en faisant passer des mesures de l’état d’exception dans l’appareil législatif ordinaire. Nous le savons avec l’expérience que nous avons de la lutte antiterroriste: le caractère temporaire des atteintes aux libertés peut vite se transformer en exception permanente (cela a été le cas avec les lois antiterroristes), surtout quand les enjeux politiques restés nationaux se doublent d’enjeux économiques privés de puissantes entreprises transnationales.

Le souhait d’utiliser l’application StopCovid pose, enfin, des questions politiques et sociétales majeures. Dans le cas où l’application se généraliserait pour d’autres usages et à plus long terme, pourraient surgir des dispositifs de discrimination de certaines populations (sous couvert de «sélection par le risque») qui entraveraient des droits fondamentaux à la libre circulation ou au secret médical. Cela, indépendamment des précautions qui peuvent être prises par ses concepteurs aujourd’hui. C’est de soin et d’éthique dont nous avons besoin, non de réponses susceptibles de favoriser l’extension d’une biopolitique «high-tech» qui pourrait perdurer, bien au-delà de la fin annoncée du confinement. Ainsi, il nous semble important de présenter ici quelques recommandations.

Quelques recommandations

En premier lieu, il s’agit de revoir les règles de fonctionnement de la démocratie. S’il est prévu un débat avec vote à l’Assemblée Nationale le 28 avril sur le projet du gouvernement et s’il est maintenant acquis qu’une telle procédure sera également suivie au Sénat, il ne s’agit aucunement d’un vote sur un projet de loi qu’aurait présenté le gouvernement, qui aurait alors fait l’objet d’un examen préalable par le Conseil d’État et serait susceptible d’être après soumis au Conseil constitutionnel. Cela aurait été la procédure de loin la plus adaptée en vertu de l’article 34 de la Constitution.

Nous ne devons pas composer avec une réponse techniciste, aussi trompeuse que dangereuse

Ensuite, il nous semble important de réaffirmer que les technologies, utilisées à bon escient, constituent un formidable outil de politique sanitaire. En effet, si elles ne sont associées à aucun dispositif de fichage et de répression, si elles étudient les grandes masses pour aboutir à une compréhension épidémiologique plus fine, alors ces technologies sont bienvenues, au nom de la connaissance et du bien commun. La statistique fut, on le sait, un outil de politique sanitaire efficace. Concrètement, c’est déjà le cas pour le Covid-19, les pouvoirs publics ayant fait un usage réellement légitime et bienveillant des technologies. Par exemple, l’open data a permis de modéliser l’évolution de la propagation du virus.

Si les nouvelles technologies sont désormais indispensables à toute politique publique, placer au centre d’une stratégie d’État une application dont l’efficacité est plus que douteuse, et surtout inversement proportionnelle aux risques éthiques, politiques et sanitaires qu’elle comporte, serait catastrophique pour l’évolution de notre société. Les moments d’exception que nous vivons ne doivent pas pousser à composer avec une réponse techniciste, aussi trompeuse que dangereuse, ni nous faire renier nos exigences démocratiques. Ils doivent, au contraire, nous inciter à réaffirmer la part de solidarité et de confiance dont une société a besoin pour continuer de s’inventer sans cesse, en stimulant l’imaginaire social qui la nourrit.

Source : Le Figaro

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *