Rachad, soutien de la CIA et de la DGSE aux GIA : les révélations d’Eric Denécé

DeneceEric Denécé, spécialiste du renseignement. D. R.

Mohsen Abdelmoumen : Pourquoi la France tolère-t-elle sur son sol la présence de différentes mouvances djihadistes et des terroristes ?

Dr Eric Denécé(*) : Vous posez là une question essentielle pour laquelle je ne parviens pas à trouver de réponse valable… La France lutte, en effet, officiellement contre les extrémistes et les terroristes islamistes… mais les laisse développer leurs activités sur notre sol. Il y a probablement plusieurs explications. En premier lieu, la faible connaissance de l’islam qu’ont la très grande majorité de nos dirigeants politiques, qui ne savent pas faire la différence entre ses différents courants, ceux qui sont respectables et ceux qui représentent un danger. Ensuite, il ne faut pas négliger la stratégie d’entrisme et de propagande habile que mènent les Frères musulmans et qui porte en partie ses fruits, notamment en raison de la naïveté de nos élites, lesquelles pensent qu’en s’alliant avec eux elles auront « la paix » dans nos banlieues… Enfin, la culpabilité postcoloniale est un autre élément qui tétanise de plus en plus une société qui doute de ses valeurs et qui ne sait plus comment réagir face à certaines évolutions qui menacent sa cohésion nationale et son devenir.

Dans un de vos éditoriaux, vous avez évoqué la Turquie comme étant un Etat voyou. Comment expliquez-vous l’alliance des Occidentaux avec cet Etat voyou, alors que la Turquie a armé et financé des groupes terroristes qui ont détruit la Syrie et l’Irak ? Ne pensez-vous pas que les Occidentaux ont joué avec le feu en s’alliant avec Erdogan, le chef des Frères musulmans, qui n’a qu’un seul objectif : établir un califat ? Et comment expliquez-vous le jeu trouble que joue Erdogan en Libye ?

La Turquie, pas seulement celle d’Erdogan – qui est, certes, de loin la pire – est un Etat qui bafoue depuis 1974, date de son invasion d’une partie de l’île de Chypre, les lois internationales. A l’époque, les Turcs auraient dû être chassés de l’OTAN pour avoir envahi un autre Etat membre. Mais nous étions en pleine Guerre froide et nous n’avons rien fait car l’Alliance atlantique, sous-direction américaine, privilégiait la menace soviétique. Cette première lâcheté a été une véritable trahison vis-à-vis de nos amis grecs et a commencé à laisser penser aux Turcs que tout était possible. Depuis l’arrivée d’Erdogan, leader totalement mégalomane et membre du bureau international des Frères musulmans, Ankara n’a cessé de poursuivre une politique agressive et néo-ottomane : effacer toute trace de l’héritage kémaliste, s’en prendre aux non-musulmans en Turquie, envahir en toute illégalité – sans que la communauté internationale ne proteste – une partie du territoire syrien, soutenir des groupes djihadistes et terroristes ultraradicaux, ravitaillant en armes les Frères musulmans égyptiens (dont l’accession au pouvoir n’a rien eu de démocratique, contrairement à ce que l’on continue de croire en Occident) et désormais soutenant un régime libyen inféodé à la confrérie terroriste, l’armant et intervenant militairement à ses côtés, en lui envoyant, notamment, des mercenaires djihadistes qui ont déjà travaillé sous son contrôle en Syrie.

La Turquie est aujourd’hui un Etat malfaisant et représente un risque véritable pour la paix et la stabilité en Méditerranée et au Proche-Orient. Mais encore une fois, les Occidentaux se refusent de prendre les décisions qui s’imposent, toujours sous l’influence des Américains et des Britanniques qui continuent de voir Moscou comme une menace et craignent que si la Turquie était mise au ban de l’Occident – ce qui s’impose – elle n’aille se jeter dans les bras de la Russie.

Certaines de nos sources évoquent un déplacement des djihadistes de Syrie et d’Irak vers la Libye, devenue un sanctuaire des terroristes. Ne pensez-vous pas que ce qui se passe en Libye menace la stabilité de tout le bassin méditerranéen, voire du monde ? L’intervention en Libye de Sarkozy et de son allié Cameron sous l’égide de l’OTAN n’a-t-elle pas été une faute politique grave dont on subit les conséquences en ce moment ?

Evidemment, la situation actuelle a pour origine l’intervention occidentale de 2011, totalement injustifiée, improductive et, par certains aspects, illégale (en outrepassant la résolution 1973 de l’ONU). Sarkozy, Cameron mais aussi Obama en portent l’entière responsabilité. Ils ont tous les trois joué aux apprentis sorciers et déstabilisé l’Afrique du Nord et le Sahel… puis désormais la Méditerranée. La destruction de la Libye a créé un véritable foyer terroriste et criminel (passeurs et migrants) qui ne cesse de prendre de l’ampleur et que nous mettrons des années à éliminer. Et plus préoccupant, cela pourrait devenir un théâtre d’affrontements entre puissances régionales : Egypte et Emirats, Turquie et Qatar…

Dès le printemps 2011, de retour de Libye où nous avions visité les deux camps (Tripoli et le CNT), nous n’avons cessé d’alerter sur la politique irresponsable et déplorable que l’Occident conduisait et sur ses effets prévisibles… Malheureusement, nous avons eu raison.

J’ai vu l’une de vos interviews où vous avez parlé d’un groupe que vous aviez constitué au lendemain des Printemps arabes et j’ai lu votre livre collectif La Face cachée des révolutions arabes, édité par le CF2R et consacré au Printemps arabe, devenu hiver islamiste. Vous avez évoqué des noms comme ceux de notre amie la regrettée Anne-Marie Lizin que j’ai interviewée à plusieurs reprises et de Mme Saïda Benhabylès. Cette dernière a été attaquée et accusée d’être un agent des Français et le nom de la famille Benhabylès a été traîné dans la boue sur les réseaux sociaux par des organisations islamistes activant en Europe et par des individus liés au terrorisme et à la thèse du « qui tue qui », thèse qui cible l’armée algérienne et les services de renseignement algériens. Comment expliquez-vous que des personnages douteux puissent se permettre d’attaquer un élément de votre groupe et de déformer vos propos, sachant que ces éléments ont eux-mêmes des liens avec des services de renseignement occidentaux, saoudiens, marocains, qataris, et turcs ?

Mme Saïda Benhabylès est une femme pour laquelle j’ai un très grand respect et une amie que j’apprécie beaucoup. Elle a été victime ces dernières semaines d’actions de déstabilisation orchestrées par des individus membres ou proches des Frères musulmans, dans un objectif que je ne perçois pas bien encore. Naturellement, tout cela est de la diffamation et du mensonge. J’ai pu observer la manière dont ces islamistes ont falsifié certains de mes interviews, les traduisant en arabe avec des propos totalement faux ou fantaisistes.

J’avoue ne pas mesurer les liens entre ces individus et les « promoteurs » du « qui tue qui ? ». Mais ces derniers restent actifs en France, après être parvenus à donner une vision totalement déformée de la réalité algérienne de la « décennie noire ». Il est bien sûr évident que les islamistes les plus radicaux, cherchant à imposer leurs « valeurs » stupides et infondées aux autres musulmans, ont toujours cherché à prendre le pouvoir et donc à attaquer tous ceux qui représentaient un obstacle à leur stratégie. Heureusement, l’Algérie n’est pas tombée, la Syrie non plus et l’Egypte, grâce au maréchal Sissi, a pu les chasser du pouvoir. Mais ils sont au pouvoir en Turquie et dans les monarchies du Golfe – en dépit de leurs différences doctrinales – et continuent de répandre à travers le monde leur idéologie mortifère.

Des éléments de l’organisation Rachad, organisation affiliée au congrès de l’Oumma lié aux Frères musulmans d’Erdogan et basé à Istanbul, n’ont pas hésité à inciter les Algériens à prendre les armes contre leur armée et leur Etat. Et Mohamed Larbi Zitout, un des dirigeants de Rachad, qualifie les groupes terroristes actifs au Sahel de « groupes de libération nationale ». Ces individus vivent dans des pays comme la Grande-Bretagne et la France. Comment expliquez-vous qu’ils ne soient pas inquiétés, malgré leur prosélytisme au profit d’Erdogan et des Frères musulmans ? Ces individus liés au terrorisme n’utilisent-ils pas votre système « démocratique » pour répandre leurs idées terroristes ?

Vous donnez-là un exemple très clair de leur stratégie : prosélytisme, propagande et tromperie, appel à la lutte armée et au meurtre, le tout avec le soutien des ÉEtats islamistes cités plus haut… et la passivité totale de l’Occident.

Les « élites » européennes – et cela est particulièrement vrai en France – sont sans réaction pour plusieurs raisons :

– elles ne savent pas comment agir face à ce phénomène, car elles se caractérisent par leur absence de vision, de culture, leur manque de courage et leur médiocrité ;

– elles sont « endormies » par l’argent, les promesses et les mensonges de monarchies du Golfe… et des Américains qui persistent à les soutenir ;

– elles veulent rester au pouvoir et se disent que si le « vote musulman » (5 à 10% en moyenne en Europe) leur est acquis, elles ont des chances d’y parvenir. Ainsi, elles ferment les yeux ou acceptent des comportements qui contreviennent à nos règles, valeurs et lois ;

– elles sont obnubilées par le risque de l’extrême-droite qui a, en réalité, beaucoup moins de fondement qu’on ne l’imagine, parce que les partis qui l’incarnent seraient incapables de gouverner. Mais en revanche, à chaque élection, ils attirent plus de votes de tous ceux qui sont outrés de l’inaction des autorités. Ce sont là les ingrédients d’une situation explosive.

Les individus qui ont vendu la thèse du « Qui tue qui ? » aux services de renseignement occidentaux concernant l’Algérie n’avaient-ils pas plusieurs objectifs stratégiques parmi lesquels, entre autres, utiliser Taqiya et cacher le vrai potentiel de nuisance des djihadistes en Occident, sachant qu’après on a vu les attentats de Bruxelles, de Paris, de Londres, de Berlin, etc. et qui contredisent les thèses du « Qui tue qui » ? N’est-il pas temps de révéler la vérité à vos peuples, à savoir que le djihadisme et son idéologie existent dans votre société et qu’ils sont alimentés par différents pays comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie ?

Depuis au moins une décennie, de plus en plus de voix se sont élevées pour dénoncer ces dangers et l’idéologie véritable de ces mouvements sectaires et nuisibles. Mais les politiques, pour les raisons que je viens d’évoquer, ne veulent pas l’entendre. Je vais vous donner deux exemples édifiants : au cours de l’été 2016, François Fillon, futur candidat de la droite à la présidentielle, s’est opposé lors d’un votre à l’Assemblée nationale à ce que des mesures soient prises contre les Frères musulmans en France. Et en 2016 également, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense d’un gouvernement de gauche, publie un livre intitulé Qui est l’ennemi ? dans lequel il se demande si la France est en guerre mais ne dénonce ni l’islamisme radical, ni les monarchies archaïques du Golfe… il n’en parle même pas ! Est-ce de la cécité, de la complicité, de la bêtise ? Voilà où en est la France aujourd’hui…

Les services de renseignement, qu’ils soient français, algériens ou autres, n’ont-ils pas le même ennemi, à savoir le djihadisme et son idéologie mortifère, qu’elle provienne des salafistes ou des Frères musulmans ? Ne pensez-vous pas que la coopération entre les services de renseignement doit s’améliorer dans une optique gagnant-gagnant ?

Si, évidemment. D’ailleurs, ils coopèrent étroitement en la matière… mais pas dans tous les domaines, ni sur tous les sujets. Cela est normal car les intérêts nationaux demeurent différents. L’antiterrorisme est le domaine dans lequel la coopération est la plus poussée, non seulement entre Occidentaux, mais aussi avec les pays arabes, dont les Etats du Golfe. Ce qui peut signifier qu’une partie des informations échangées sont orientées. En effet, jamais l’Arabie Saoudite, le Qatar ou la Turquie ne donneront d’informations sur « leurs » terroristes, vu que ces régimes adhèrent eux-mêmes au salafisme ou à la doctrine des Frères musulmans. Ils ne transmettront des renseignements que sur les groupes qui menacent leur régime.

Vous êtes un expert en renseignement et un fin connaisseur de la géopolitique. Les gouvernements occidentaux ne se sont-ils pas trompés dans la gestion du dossier syrien ?

Totalement. Il y a eu une erreur majeure d’évaluation de la situation : penser que Bachar allait tomber rapidement en 2011 montrait une méconnaissance de la réalité syrienne ; il y a eu par ailleurs une influence majeure des États du Golfe voulant faire tomber la Syrie « laïque », pays dans lequel la cohabitation des religions insupportait les régimes islamistes radicaux du Qatar et d’Arabie saoudite. Ainsi, les Américains, les Britanniques et les Français, via leurs services spéciaux, ont soutenu des terroristes qui, par ailleurs, organisaient des attentats sur notre sol ou luttaient contre nos forces au Mali. Bel exemple de cohérence politique… Heureusement, l’intervention russe a permis de faire échouer cette stratégie délirante.

Ne pensez-vous pas que la solution en Libye doit être politique et que si jamais il y a une guerre, tout le monde sera perdant ?

Cela serait évidemment l’idéal, mais je ne vois guère que nous en prenions le chemin. Il faudrait pour cela que les belligérants acceptent de négocier… ainsi que leurs soutiens extérieurs. Or, ni les islamistes libyens, ni la Turquie qui les soutient ne le souhaitent, et les milices et les réseaux criminels de Misrata et d’ailleurs ont tout intérêt à ce que la situation demeure chaotique, ce qui permet à leurs « affaires » de prospérer. Et l’Egypte ne peut accepter qu’un régime islamiste, refuge de terroristes et de criminels, s’installe à ses portes… pas plus que l’Algérie, évidemment.

Les Occidentaux, à leur tête les Etats-Unis, ne devraient-ils pas revoir leur alliance avec les Saoudiens, les Qataris et les Turcs ?

Absolument, notre politique étrangère et nos alliances doivent être totalement reconsidérées. Arabie Saoudite, Qatar, Bahreïn, Koweït et Turquie sont autant d’Etats dont les valeurs et la politique sont aux antipodes de celles de la France. Ce ne sont ni nos amis ni nos alliés, contrairement à ce qu’une partie de nos dirigeants persistent à croire, espérant des contrats mirobolants pour notre industrie de défense… Heureusement, la Turquie n’a pas pu intégrer l’Union européenne et il faut tout faire pour que cela ne se fasse jamais. Si elle demeure dans l’OTAN, je pense indispensable que nous remettions en cause l’utilité de cette alliance… qui n’a plus rien d’atlantique… ni de pacifique !

Ne pensez-vous pas que les Européens devraient cesser de s’aligner sur la politique américaine ? A votre avis, l’OTAN n’est-elle pas devenue une coquille vide qui ne sert plus à rien ?

L’OTAN n’a plus de raison d’être depuis la fin de la Guerre froide et aurait dû être dissoute, c’est une évidence. Mais cela reste pour les Américains un moyen d’influence, de contrôle et de pression essentiel sur des Européens qui ne veulent pas assurer eux-mêmes le coût de leur défense. C’est surtout une aubaine pour l’industrie de défense américaine qui peut imposer ses armements à ses alliés et tuer toute concurrence européenne en la matière.

Mais cela ne serait pas possible sans la complicité des Européens, lesquels ont, pour l’essentiel, accepté d’importantes pertes de souveraineté politique et économique. La France a été pendant plusieurs décennies la seule nation « poil à gratter » dans cette alliance. Mais la décision de Nicolas Sarkozy de rejoindre l’organisation militaire intégrée de l’OTAN a sonné le glas de toute indépendance véritable. Or, aujourd’hui, il faudrait soit dissoudre l’OTAN, soit que la France s’en retire.

En tant que professionnel du renseignement, quelle est votre analyse concernant l’opération Rubicon où la CIA et le BND ont espionné le monde entier, y compris leurs alliés européens. D’après vous, l’espionnage de masse est-il utile dans la lutte antiterroriste ou est-ce plutôt, comme l’a révélé Snowden, un outil de contrôle de masse ?

Il y a deux aspects à considérer. D’une part, l’espionnage extérieur que pratiquent tous les Etats. J’oserai dire que celui-ci reste légitime, en tout cas qu’il ne disparaîtra jamais car il permet de lire dans le jeu des autres (amis, alliés, adversaires) pour conduire sa politique internationale et défendre les intérêts nationaux (politiques, économiques, militaires). C’est ainsi.

D’autre part, il y a les « alliances ». Le fait que les Etats-Unis espionnent avec autant d’acharnement leurs propres alliés, et que les Etats européens acceptent eux-mêmes de coopérer avec Washington pour intercepter les communications de leurs voisins est une contradiction qui montre que l’Europe n’existe pas, qu’il n’y a aucune conscience d’un intérêt commun. Souvenons-nous à ce titre de l’attitude des Européens lors de l’invasion illégale de l’Irak, en 2003, par les Américains. La France, qui s’est opposée à cette opération – et l’Allemagne qui ne l’a pas soutenue – ont été trahies par tous leurs autres partenaires européens.

Enfin, il y a le mythe de contrôle mondial des données. Je parle de mythe car, aujourd’hui, la croissance des datas va infiniment plus vite que les progrès des moyens de traitement, pourtant déjà extrêmement performants. Les Américains dépensent des sommes considérables, ont obtenu des résultats indéniables, mais ne sont capables que de traiter une partie infime des informations qu’ils ont recueillies.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de danger. C’est en cela que nous ne remercierons jamais assez Edward Snowden pour son action. D’ailleurs, l’obsession des autorités américaines à son encontre illustre parfaitement l’embarras de Washington au regard des pratiques d’espionnage électronique que Snowden n’a pas encore toutes révélées…

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

(*) Eric Denécé est docteur en sciences politiques et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il a exercé comme officier-analyste à la Direction de l’évaluation et de la documentation stratégique du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN).

24 juillet 2020

Source : Comité Valmy

 

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