Poursuivi pour meurtre, il porte plainte contre le gendarme enquêteur

RÉCIT. Accusé d’avoir abattu son voisin, Gilles Tourny dénonce une enquête « uniquement à charge ». Son avocat a déposé une plainte pour subornation de témoin.

« Le dossier est vide. » Ce n’est pas la première fois qu’un avocat pénaliste use de cette formule ; on l’entend même très souvent dans les prétoires. « Sauf que là, il l’est vraiment ! » assure Me Sylvain Cormier. Avocat au barreau de Lyon, il défend Gilles Tourny. Cet électricien de 69 ans, père de trois enfants, coulait une retraite paisible avec son épouse Simone, à Châteaumeillant dans le Cher, jusqu’à ce 10 février 2017 où un juge l’a mis en examen pour le meurtre de son voisin, Fernando Mourao. Un « ami de 40 ans », se lamente-t-il.

Les deux hommes se sont rencontrés à la fin des années 70. Ils travaillent alors dans la même entreprise de Saint-Amand-Montrond, où ils montent des poteaux et tirent des lignes électriques. D’abord simples collègues, ils covoiturent et deviennent amis. Alors, quand un terrain constructible se libère à côté du sien, Gilles n’hésite pas : il en parle à Fernando, qui achète la parcelle et y construit sa maison. Les liens se renforcent encore quand l’une des filles de Gilles épouse le neveu de Fernando. « On était de bons copains, de très bons copains même », confie-t-il au Point. « Et un beau jour, tout s’est écroulé… Il me manque, vous savez ! »

« J’ai peut-être dit une connerie… »

Poursuivi dans un dossier criminel, Gilles Tourny est libre, ce qui est assez singulier. Après quatre mois de détention provisoire, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bourges l’a mis dehors avec dix kilos de moins. « À l’audience, l’avocat général a bien été obligé d’admettre que les charges étaient ténues, que d’autres pistes méritaient d’être explorées et qu’un mandat de dépôt ne se justifiait pas », rapporte Me Cormier.

Ce 23 mars 2016, Fernando était passé prendre un café chez les Tourny. Il devait revenir le lendemain pour aider son voisin à couler une dalle pour son abri de jardin. Ne le voyant pas venir à l’heure convenue, Gilles fait appel à une autre paire de bras pour ses travaux de maçonnerie. Le lendemain, une sœur de Fernando l’appelle ; elle ne parvient pas à joindre son frère et s’inquiète. Tourny passe la clôture, pousse la porte et découvre la scène : le cadavre de Fernando gît au sol, couvert de sang. La maison a été retournée et des impacts de balle criblent une vitre du salon. Le voisin prévient les gendarmes, ce qui lui sera reproché par la suite : pourquoi pas les pompiers d’abord ? Bizarre… « J’ai peut-être gaffé et dit une connerie », reconnaît Gilles Tourny. « Mais vous savez, il y a avait beaucoup de sang et j’ai tout de suite pensé aux gendarmes. N’allez pas me demander pourquoi ! »

Aucun témoin

Des premiers éléments de l’enquête, il ressort que la victime est morte dans la nuit du 24 au 25 mars, tuée de quatre balles, dont deux dans la tête, tirées pour certaines à bout portant depuis l’extérieur. Aucun objet n’a été emporté, mais la maison a été mise à sac. On dirait une expédition punitive maquillée en cambriolage. Fait troublant : la voiture de Fernando, toujours garée dans la cour, stationne dans le garage. Les techniciens de l’identité criminelle passent le véhicule au peigne fin : aucune empreinte génétique, pas le moindre poil n’y est découvert, comme si le coffre, les banquettes et les tapis de sol avaient été nettoyés au coton-tige. Quelle trace a-t-on voulu effacer ? Pourquoi ? Dans le quartier, personne n’a entendu le moindre coup de feu.

« Vous voyez mes mains ? Elles sont propres ! »

Onze mois passent, jusqu’à ce matin du 8 février 2017. Il est tôt. « Je dois vous l’avouer, on était encore au lit », raconte Simone Tourny, l’épouse de Gilles. « On a sonné chez nous, c’était les gendarmes. Mon mari m’a tout de suite dit : J’espère qu’il n’est rien arrivé aux enfants. Alors, quand ils lui ont dit qu’ils venaient l’arrêter, je suis tombé des nues ! » Le pavillon est perquisitionné. « Ça courait partout, ils faisaient un vacarme pas possible. C’était terrible », relate Simone. « Et puis, ils nous ont menottés comme de vulgaires criminels, ma femme et moi », se souvient le septuagénaire. « On ne s’est plus revus durant des mois. Une vie qui bascule d’un coup, comme ça, c’est très dur », soupire Simone. « Après la garde à vue, je me suis retrouvé devant la juge. J’ai bafouillé, j’étais fatigué, j’essayais tout de même de m’expliquer, mais à chaque fois que je disais quelque chose, je me faisais rabrouer. Mais je lui ai dit : Vous voyez mes mains ? Eh bien elles sont propres ! Je n’ai rien à faire ici ! »

Après seize semaines de détention, Gilles Tourny est libéré avec interdiction de séjourner dans le Cher. On l’exile au Puy-en-Velay, autant dire au bout du monde, loin des siens et de sa maison. Depuis, son contrôle judiciaire a été assoupli et il lui est désormais loisible de profiter de ses enfants, de son épouse et du calme de Châteaumeillant. Mais il est toujours mis en examen et l’affaire le « travaille nuit et jour ». « Il tremble, il est broyé et ne se fait pas à l’idée qu’on puisse l’accuser de meurtre », raconte son avocat. « Vivre à côté de la maison où Fernando a été assassiné, c’est un cauchemar. Être accusé d’une chose pareille à cet âge-là, c’est pire que tout ! Je ne souhaite à personne de vivre ça ! » sanglote Simone Tourny. « Heureusement, on a du soutien. À mon retour, pour ma première entrée dans la grande surface de Châteaumeillant, des gens sont venus me voir en me disant : Ce qu’ils te font là, c’est honteux ! » ajoute son mari. Un comité de défense s’est créé, qui compte aujourd’hui « plus de 130 personnes », selon Simone.

« On nous a salis avec de vieilles histoires »

Le juge d’instruction s’apprête à boucler son instruction et Gilles Tourny attend à présent de savoir à quelle sauce judiciaire le procureur va le manger : va-t-il requérir son renvoi aux assises ? Un non-lieu ? Un supplément d’information ? Son conseil a fourni au juge une liste de demande d’actes complémentaires longue comme le bras : nouvelles expertises ADN, nouvel examen médico-légal pour dater la mort avec plus de précision, réquisitions plus poussées des opérateurs de téléphonie… Les éléments à charge ? « Inexistants ! » martèle Me Cormier. « Pas de preuve matérielle, pas d’ADN, pas d’arme, pas de mobile véritable, pas d’aveux… Quand je vous dis que le dossier est vide ! » clame-t-il.

Quelques hésitations et contradictions ont, quand même, été relevées dans les déclarations de son client. « Oui, oui… On lui a reproché de ne pas avoir sorti son chien le soir du drame ; d’avoir appelé les gendarmes avant les pompiers, laissant entendre qu’il était au courant, donc coupable. Des éléments en effet très probants », ironise l’avocat lyonnais. « Quand ils ont débarqué chez moi, ils sont tombés sur un carton où j’avais toute ma collection de vidéos du commissaire Moulin. Ils sont allés jusqu’à dire que si j’avais visionné tout ça, c’était pour apprendre à faire disparaître un corps ! » s’énerve Gilles Tourny.

Il y a aussi ces adultères croisés entre Tourny et l’ancienne épouse de Fernando, puis entre Fernando et l’épouse de Tourny, qui pourraient constituer le mobile. Mais c’était il y a trente-huit ans ; l’amitié a survécu à ces coucheries fugaces, prescrites depuis belle lurette selon les Tourny. « On nous a salis avec ces vieilles histoires ! » s’indigne Simone.

Une autre piste… vite refermée

Père de deux filles majeures, Fernando, la victime, avait eu en 2011 un petit garçon né d’une aventure avec une femme plus jeune que lui ; on sait que les deux amants se disputaient la garde de l’enfant. Les enquêteurs se sont intéressés à la mère et à son compagnon. Mais ils ont vite refermé cette piste, le temps d’une garde à vue. Me Cormier demande aujourd’hui qu’ils soient réentendus par le juge d’instruction, en sa présence : « Des menaces de mort ont été proférées à l’encontre de Fernando Mourao. Le conjoint de la mère du garçonnet a reconnu être allé à la chasse au renard le jour des faits. Tout ceci mérite quand même d’être creusé. » Qui plus est, l’un des avocats des enfants de Fernando Mourao a assisté la jeune femme durant sa garde à vue. Contacté, cet avocat n’a pas donné suite. « On nage en plein conflit d’intérêts ! » dénonce la défense.

Plainte contre le gendarme

Me Sylvain Cormier, avocat au barreau de Lyon, défend Gilles Tourny. ©  JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP

Estimant que les investigations sont « orientées » et « menées uniquement à charge », Me Cormier vient de lancer contre le directeur d’enquête une plainte au pénal pour « subornation de témoin » et « violation du secret de l’instruction ». Ce qui n’est pas rien. « Nous disposons de deux témoignages très sérieux qui peuvent laissent penser que cet enquêteur serait entré en contact avec plusieurs personnes dans le but d’orienter leur témoignage, afin qu’ils chargent mon client. On a également relevé une insistance de sa part auprès de certaines parties civiles », accuse Me Cormier. « C’est d’autant plus dommageable que d’autres pistes ont été laissées en friche. La conjonction de ces deux attitudes pose problème pour la recherche et la manifestation de la vérité. » Il ajoute : « Notre démarche va sans doute être critiquée, elle va peut être heurter et nous valoir des ennuis, mais elle doit aussi interpeller les parties civiles qui n’ont rien à gagner à ce que l’enquête soit mal conduite, ce qui est manifestement le cas. »

« L’enquêteur s’est focalisé sur mon mari et ne l’a plus lâché. À charge, à charge, à charge ! » tempête l’épouse du mis en examen. « Il n’en avait qu’après moi », renchérit son époux. Au Point, Simone Tourny assure que son mari est soutenu par une partie de la famille de Fernando. « Deux de ses frères et deux de ses sœurs sont de notre côté », jure-t-elle. « Je ne dirais pas les choses de cette façon », nuance Me Juliette Chapelle, l’avocate de ces parties civiles. « Mes clients n’ont pas à être pour ou contre M. Tourny, ils sont pour la vérité. Ce qui est vrai, c’est qu’ils ne sont pas convaincus, en l’état, par la piste Tourny ; c’est pourtant celle qui semble être privilégiée par le magistrat instructeur, qui n’a mis personne d’autre en examen et vient de rendre un article 175 [cette disposition du Code de procédure pénale commande au juge de transmettre son dossier au procureur en vue d’obtenir ses réquisitions aussitôt que l’information lui semble terminée, NDLR]. Mes clients demandent que l’instruction explore à fond toutes les hypothèses, ce qui n’a pas été fait, selon nous », considère Me Chapelle.

Parquet et gendarmerie « ne communiquent pas »

Les parties civiles sont, en réalité, très divisées. Un membre de la fratrie de la victime, croyant en la culpabilité de Gilles Tourny, s’est désolidarisé de ses quatre frères et sœurs, provoquant une scission familiale. De même, les enfants de Fernando Mourao croient dur comme fer en la culpabilité du voisin de leur père défunt.

Contactée, la section de recherche de la gendarmerie de Bourges, en charge de l’enquête, n’a pas souhaité s’exprimer, son commandant en second se déclarant « lié par le secret de l’instruction ». Quant au parquet de Bourges, la magistrate chargée de régler le dossier a fait savoir par écrit qu’elle ne souhaitait « pas répondre à [nos] questions sur un dossier en cours d’information et en l’absence du procureur de la République ».

Source : Le Point

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