“Lettre au policier qui m’a tiré dessus : j’ai perdu mon œil, mon cerveau et la personne que j’étais”

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Vanessa Langard, blessée à l’œil gauche, en a perdu l’usage après deux opérations. Ici au Plessis-Trévise, le 19 mars 2019.

© Martin BUREAU / AFP

Elle est allée à Paris pour la deuxième fois afin de manifester avec les Gilets jaunes. Grièvement blessée au visage par un tir de LBD40, Vanessa Langard, 36 ans, raconte sa mutilation dans le documentaire “Ma blessure d’âge adulte”, disponible sur France.tv. Elle s’adresse aujourd’hui au policier qui lui a tiré dessus.

15 décembre 2018, acte V de mobilisation des Gilets jaunes. Toulouse, Nantes, Bordeaux, Marseille… des rassemblements ont lieu dans toute la France. Vanessa Langard, fille et petite-fille de militaires, décide d’aller manifester à Paris pour la première fois depuis son adolescence. Une demi-heure après son arrivée en bas de l’avenue des Champs-Élysées, elle est grièvement blessée au visage par un tir de LBD40 (lanceur de balles de défense d’un calibre de 40 millimètres, communément appelé « flash-ball »). Aujourd’hui, elle raconte son histoire dans un documentaire poignant de Matteo Moeschler, lui aussi blessé lors d’une manifestation. Diffusé en replay sur France.tv jusqu’au 5 juin, Ma blessure d’âge adulte multiplie les témoignages de mutilés des manifs et demande des comptes au pouvoir et aux forces de l’ordre. Après avoir parlé avec Vanessa Langard, nous avons décidé de publier cette lettre, qu’elle adresse au policier qui lui a tiré dessus.

« Le samedi 15 décembre 2018, en bas de l’avenue des Champs-Élysées, ma vie a basculé. L’un de vous, membres des forces de l’ordre, m’a visée et atteinte au visage par un tir de flash-ball. Pourquoi avez-vous visé ma tête ? Comment aurais-je pu échapper à une balle lancée à 320 kilomètres-heure à seulement 5 mètres de moi ? Vous avez reçu des ordres, mais j’aimerais que vous preniez conscience que ce geste m’a tuée à l’intérieur, qu’il a détruit ma vie et celle de mon entourage.

La manifestation venait juste de commencer, l’ambiance était bon enfant, il ne se passait rien. À un moment, nous avons vu une rangée de CRS. Nous étions quatre, nous nous sommes données la main en nous disant : “Éloignons-nous, on ne sait jamais, s’ils gazent…” Nous avons marché trois minutes et je me suis retrouvée au sol. Je ne me rappelle rien, sauf le cri d’une femme : “Appelez les pompiers, elle s’est pris un coup de flash-ball !” Mon cerveau s’est mis sur pause, mais des témoins ont vu la BAC (brigade anti-criminalité) me tirer dessus. J’ai eu « de la chance » : les Street Medic [secouristes volontaires qui fournissent les premiers soins dans les manifestations, ndlr] étaient juste en face. Alors que je faisais une hémorragie interne, ils m’ont accompagnée à l’hôpital et soutenue avant qu’on ne m’opère en urgence. Ils ont été vraiment exceptionnels…

“Nous demandons à être reconnus comme victimes de violences d’État. Que la France cesse son déni sur ces questions.”

Avant, j’étais décoratrice sur verre. Depuis quelques mois, je venais d’arrêter pour devenir “auxiliaire de vie” et m’occuper pour 300 euros de ma grand-mère qui était tombée malade. Je devais commencer un boulot supplémentaire dans les écoles. Ma mère, qui a travaillé toute sa vie, venait d’apprendre qu’elle toucherait une toute petite retraite par mois. J’étais choquée. C’est pour défendre le droit des personnes âgées et des retraités que j’ai décidé d’aller manifester.

Ma vie d’avant, c’est fini. Mon œil gauche ne voit plus. Tracer un trait, c’est compliqué, discerner les couleurs aussi. Mon cerveau a été impacté par votre tir : on m’a diagnostiqué une nécrose cérébrale définitive. Je souffre aussi d’épilepsie. J’ai des difficultés à me concentrer et des douleurs dues aux plaques de métal dans mon crâne. Des troubles de l’odorat – impossible de retravailler avec des fours, comme je le faisais en tant que décoratrice sur verre, d’y faire cuire des pièces. Du jour au lendemain, j’ai perdu mon œil, mon cerveau, mais aussi la personne que j’étais : toujours active, capable de mener plusieurs activités en même temps. Moi, qui étais discrète et détestais me faire remarquer, aujourd’hui, tout le monde me voit avec mes lunettes et le verre opaque plaqué sur mon œil gauche. Les gens qui, comme moi, ont été blessés gravement perdent tout, ont souvent des idées noires. Je suis « invalide stade 2 ». Ce qui implique des soins incessants : rééducation du cerveau deux fois par semaine, kiné deux fois aussi. Les traitements médicamenteux sont lourds. Les indemnités journalières que je perçois dans l’attente de l’évolution de mon dossier ne me permettent pas de vivre. Ma mère est désespérée de voir sa fille handicapée. Tout cela est en train de nous détruire – le trauma autant que la blessure physique.

Vanessa Langard, éborgnée lors de l’acte V des Gilets jaunes à Paris, marche dans le cortège des Mutilés pour l’exemple à Bordeaux le 22 septembre 2019. 
Vanessa Langard, éborgnée lors de l’acte V des Gilets jaunes à Paris, marche dans le cortège des Mutilés pour l’exemple à Bordeaux le 22 septembre 2019.

© Karoll Petit / Hans Lucas

 

Nous demandons à être reconnus comme victimes de violences d’État. Que la France cesse son déni sur ces questions. Depuis des années, des gens sont victimes de bavures policières lors des manifestations, dans des stades de foot, dans les cités… Nous demandons une reconnaissance de l’État, l’accès aux soins élargi comme pour les victimes d’attentat, et surtout l’interdiction de ces armes. Dans mon cas, le procureur a reconnu qu’il y avait eu « violence volontaire venant d’une personne ayant autorité amenant à une mutilation ». L’IGPN (la police des polices) a reconnu un tir injustifié. Ils cherchent le tireur [plusieurs procédures sont en cours, ndlr]. Tout cela est très long. Heureusement que des associations et collectifs de soutien aux blessés et victimes (Face aux armes de la police, Désarmons-les !, Clap 33, Plein le dos, l’Assemblée des blessés) nous ont permis d’obtenir des conseils, un peu d’aide, des noms d’avocats…

“Est-ce que monsieur Macron se rend compte que sa police tire sur son peuple, mutile des innocents ?”

En 2019, avec d’autres blessés, nous avons créé le Collectif des mutilés pour l’exemple pour nous soutenir et chercher des solutions. Et éviter que cela finisse mal pour l’un d’entre nous… C’est cette solidarité qui nous a permis de lever la tête et de survivre. De payer les soins les plus urgents, dentaires notamment, car ils ne sont pas remboursés par les mutuelles [dans de nombreuses assurances complémentaires santé, une clause exclut les “sinistres résultant de mouvements populaires”, ndlr]. Je reçois aussi de l’aide de petites grands-mères vivant dans les Landes ou encore à Bullom. Elles n’ont pas grand-chose et pourtant elles me soutiennent, on se parle régulièrement, cela me touche beaucoup.

Les nouveaux LBD40 sont équipés de viseur holographique. Ils sont très précis. Qu’on ne me dise pas que vous ne saviez pas ce que vous faisiez. En Allemagne, où ont eu lieu de grosses manifestations, la police utilise des canons à eau. Vous avez déjà vu une main en moins ou un éborgné ? Non. La France a fait un choix. Est-ce que monsieur Macron se rend compte que sa police tire sur son peuple, mutile des innocents ? Aujourd’hui, je porte la voix des mutilés pour obtenir justice. Je me suis pris un tir de flash-ball, mais je veux que ce drame serve à tous. Deux options : soit je m’effondre, et vous avez gagné ; soit je me bats contre l’utilisation de ces armes, et ce serait pour moi une victoire. »

À voir

on aime beaucoupMa blessure d’âge adulte, de Matteo Moeschler, sur France.tv.

Source : Télérama

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