Le gendarme qui ose dire… des âneries aussi

SOUBELET LIBERATION

Le général Bertrand Soubelet, signant son livre «Tout ce qu’il ne faut pas dire», le 7 mai à Saint-Jean-de-Luz. Photo Nicolas Mollo. AFP

Dans un «livre vérité» qui lui a coûté son poste, Bertrand Soubelet, ex-numéro 3 de la gendarmerie nationale, distille aussi quelques contre-vérités.

  • Le gendarme qui ose dire… des âneries aussi

Il est l’homme qui ose parler, et qui en paye le prix. Bertrand Soubelet, général de gendarmerie, avait déjà fait du barouf il y a deux ans et demi, dénonçant devant une commission parlementaire le laxisme de la justice française. Numéro trois de la gendarmerie à l’époque, il avait été muté. Bis repetita en 2016 : le général déchu a cette fois couché par écrit ses impressions dans un livre (Tout ce qu’il ne faut pas dire, chez Plon) et écope à nouveau d’une sanction.

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Soutenu par Nicolas Sarkozy, le voilà érigé lanceur d’alerte de la grande muette. Même si parmi toutes les «vérités» qu’ose dire le général, il y a aussi quelques contre-vérités et propos trompeurs.

1) Dans les Bouches-du-Rhône, en novembre 2013, 65% des cambrioleurs sont à nouveau dans la nature (p.25)

Sans surprise, on retrouve dans l’ouvrage de Bernard Soubelet le chiffre choc qui avait fait polémique lors de son audition, le 18 décembre 2013 devant les parlementaires : 65%, comme le taux de cambrioleurs interpellés en novembre 2013 à Marseille qui étaient, début janvier 2014 «dans la nature». Quelques jours plus tard, le JT de TF1 avait dépêché une équipe dans les Bouches-du-Rhône et consacré un reportage à cette statistique qui «fait froid dans le dos» (dixit Pernaut dans le lancement du reportage). A l’époque, Désintox avait déjà enquêté sur cette affirmation du général Soubelet… pour aboutir à la conclusion qu’elle n’était pas fausse, mais qu’elle était (c’est pire) vide de signification.

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A la base de la statistique de Soubelet, une note type de la gendarmerie des Bouches-du-Rhône : celle-ci renseigne chaque mois, pour chaque sorte d’infraction, le nombre de faits constatés, le nombre d’affaires élucidées, le nombre de personnes mises en cause ; et sur le total des mis en cause, le nombre de personnes sous écrou. Pour le mois de novembre 2013, concernant les quatre types de cambriolages (habitations principales, résidences secondaires, locaux industriels ou commerciaux et autres lieux) la note indiquait 407 cambriolages constatés par les brigades de gendarmerie des Bouches-du-Rhône, 37 affaires élucidées, 32 personnes mises en cause, dont 13 écrouées. Ce qui en laissait donc 19 non écroués, soit un pourcentage d’environ 60% de mis en cause «dans la nature». Voilà peu ou prou le chiffre de Soubelet. Fort bien. Que signifie-t-il ? Rien.

En effet, ce distinguo sous écrou/en liberté, ne peut en rien constituer une grille d’analyse du bon fonctionnement de la justice. Sauf à supposer que celle-ci fonctionne uniquement quand un délinquant – quels que soient les actes qui lui sont reprochés – est illico placé derrière les barreaux.

Parmi les délinquants «dans la nature», on trouve de tout… Des cambrioleurs jugés en comparution immédiate et condamnés à des peines non privatives de liberté. Sur la trentaine de voleurs de Soubelet, 7 avaient été jugés en comparution immédiate, 4 ont écopé de prison ferme, 3 de peines alternatives. «Dans la nature», on trouve aussi des personnes en attente de jugement. Ceux-là étaient en attente d’une convocation devant un officier de police judiciaire (COPJ) leur notifiant la date de leur audience. Sur la trentaine de cambrioleurs du général Soubelet, une dizaine était dans cette situation. Rien que de très banal. La COPJ est le mode de poursuite le plus répandu. La circulaire de novembre 2013 relative à la lutte contre les cambriolages dit ceci : «L’acte de vol isolé pourra utilement faire l’objet d’une poursuite par convocation par un officier de police judiciaire dès lors que la personnalité du mis en cause n’impose pas de réponse pénale immédiate.» On peut parler de dysfonctionnement si la convocation est très éloignée de la garde à vue (ce qui arrive), mais dans le cas du général Soubelet, le fait que des personnes interpellées en novembre n’aient pas encore été convoquées un ou deux mois après les faits ne saurait caractériser un dysfonctionnement.

Mais surtout, tout cela (le mode de poursuite, le jugement) doit évidemment s’apprécier en fonction des faits reprochés et du profil des délinquants. Or, parmi la trentaine de délinquants interpellés dans les Bouches-du-Rhône, les profils et les faits sont évidemment très différents. Il n’est pas étonnant que les réponses pénales le soient également.

Quelques exemples. Dans le panel de cambrioleurs, on retrouvait par exemple un homme majeur qui, à peine sorti de prison, eut l’inspiration fâcheuse de cambrioler une caserne de gendarmerie. Jugé en comparution immédiate à Marseille, l’infortuné monte-en-l’air a été condamné à de la prison ferme. On retrouvait aussi quatre cambrioleurs d’une vingtaine d’années arrêtés à Gardanne après avoir cambriolé une habitation. Ils ont également été jugés en comparution immédiate. Deux étaient des récidivistes : ils ont été condamnés à de la prison ferme. Les deux autres étaient des primo délinquants : ils ont été condamnés à six mois avec sursis. On trouvait aussi dans le lot un jeune mineur qui avait pénétré, fin saoul, dans un supermarché, sans même une effraction puisque le rideau de fer n’était pas verrouillé. L’adolescent avait volé une petite dizaine de bouteilles d’alcool, en grande majorité vides puisque s’agissant de bouteilles d’exposition. A l’époque de l’audition du général Soubelet, le jeune attendait son jugement (il a finalement été condamné par le tribunal d’Aix-en-Provence à une amende de quelques centaines d’euros). Devait-on déplorer qu’il soit «dans la nature» avant son jugement ? Le général déplore-t-il qu’il n’ait pas été condamné à de la prison ferme ? Il y aurait peut-être retrouvé un autre mineur, interpellé pour avoir dérobé – en complicité avec des majeurs – des métaux pour 480 000 euros. Celui-ci avait été placé en détention provisoire après les faits qui ont déclenché l’ouverture d’une information judiciaire. Mais est-ce comparable ? Bien sûr, non.

On pourrait ainsi continuer pour chacun des trente cambrioleurs du général Soubelet. Examiner leur profil (mineur ou majeur, récidiviste ou primo délinquant), regarder la nature des faits. Seul cet examen minutieux permettrait de constater d’éventuels dysfonctionnements. Mais ce qui est sûr, c’est que se borner, sans aucun détail, à déplorer que deux tiers des cambrioleurs ne soient pas sous les verrous deux mois après leur interpellation n’a guère de sens.

2) 80 000 à 100 000 personnes sont condamnées à de la prison ferme et sont en liberté, faute de place dans les prisons

Voilà une affirmation sur laquelle Désintox s’était déjà penché en février 2015. Elle émanait alors de la bouche de Jean-Marie Le Pen qui avait déclaré : «Il y a 100 000 condamnés à la prison ferme qui ne peuvent pas rentrer en prison, parce qu’il n’y a pas de prison

La formulation est trompeuse… Certes, il y a bien, selon les données du ministère de la Justice, un stock de peines de prison ferme en attente d’exécution. Celui-ci varie depuis plusieurs années entre 90 000 et 100 000.

Mais contrairement à ce que prétend Bertrand Soubelet, la seule surpopulation carcérale, bien que réelle, n’explique pas ce volume de peines en attente. Certes, un rapport de la chancellerie, révélé par le Figaro en 2013, évoquait le fait que «certains parquets ont pris des mesures particulières pour différer ponctuellement la mise à exécution de certaines peines d’emprisonnement ferme de manière à éviter la surpopulation carcérale et ont opté pour le rendez-vous pénitentiaire (Montbéliard, Vesoul, Lons-le-Saunier, Privas, Brive-la-Gaillarde), pratique consistant à remettre à la personne condamnée une convocation à date fixe à se rendre à l’établissement pénitentiaire pour l’exécution de sa peine».

Mais le stock de peines en attente traduit d’autres lenteurs (greffe, parquet), surtout pour partie le fonctionnement normal de la justice. Le volume de peines en attente est en effet un stock en renouvellement permanent. Il s’explique par des délais qui varient selon les procédures.

Un tiers seulement des peines d’emprisonnement ferme prononcées entraînent une incarcération le jour de l’audience. Dans ce cas, soit le prévenu est écroué à l’issue de sa comparution immédiate via un mandat de dépôt, soit il comparaît déjà détenu et est maintenu en détention après sa condamnation. Les 70% des peines de prison restantes connaissent un délai de mise à exécution : 20% sont exécutés en moins de 3,7 mois, et 50% entre 3,7 mois et 60 mois, situation extrême qui correspond au délai de prescription de la peine en matière correctionnelle. A noter que le délai d’exécution est inversement proportionnel à l’importance de la peine : plus la peine est longue, plus vite elle est exécutée.

Cela s’explique notamment par le fait que la loi pénitentiaire de 2009 prévoit en effet, pour les peines de deux ans et moins, la saisine d’un juge d’application des peines (JAP) qui peut décider d’un remplacement de la peine de prison par un aménagement de peine (travaux d’intérêt général, bracelet électronique, semi-liberté…). Une procédure qui peut durer plusieurs mois, en raison de l’engorgement des services de l’application des peines, qui manquent de personnel. La très grande majorité (95%) des peines prononcées sont en effet aménageables. D’où un délai qui vient mécaniquement nourrir le flux de peines en attente. A noter aussi qu’une bonne partie de ces peines ainsi aménagées ne seront pas exécutées en prison… et qu’il est donc absurde de prétendre qu’elles ne sont pas exécutées en raison du manque de place en prison.

D’autres facteurs peuvent enfin ralentir la mise à exécution des peines d’emprisonnement ferme, par exemple si le condamné doit être transféré à une autre juridiction, ou qu’il ne répond pas aux convocations de la justice et qu’il doit être recherché par la police. Une note du ministère de la Justice évoque aussi parmi l’allongement des délais, «le transfert des pièces d’exécution entre juridictions rendu nécessaire lorsque le condamné, jugé dans le ressort du tribunal où a été commise l’infraction, réside dans une commune relevant d’un autre ressort. Dans ce cas (7,9% des décisions en 2012) la mise à exécution doit être effectuée par la juridiction du lieu de résidence et donne lieu à un transfert».

Bref, si la surpopulation carcérale est un problème indéniable, il est trompeur de la rendre responsable du nombre de peines en attente d’exécution, qui peut traduire pour partie des dysfonctionnements et des lenteurs de la machine judiciaire, mais aussi son fonctionnement normal (par exemple concernant le délai séparant le jugement de l’examen par un juge d’application des peines pour les peines inférieures à deux ans de prison).

3) Le taux de mineurs impliqués dans la délinquance est aujourd’hui beaucoup plus élevé qu’il y a dix ans (p.60) ; 20% des affaires élucidées sont le fait de mineurs. Ce constat était déjà établi en 2012 par l’Insee qui indiquait une augmentation du nombre de délinquants de 70% en dix ans dans cette tranche d’âge (p.69) 

L’explosion de la délinquance des mineurs est un sujet récurrent du débat public, mais le fait est que la thèse (qui fut très en vogue sous Sarkozy avant de passer un peu de mode ces dernières années) ne rencontre guère de validation statistique. Sur ce sujet, la première statistique est celle émanant des forces de l’ordre. Il s’agit des personnes mises en cause dans les affaires élucidées. Cet indicateur est avant tout un sismographe de l’activité policière et de la politique pénale. C’est-à-dire qu’il reflète autant l’action de la police face à la délinquance que la réalité de la délinquance elle-même. Ces réserves étant posées, on peut constater que les statistiques ne valident guère l’affirmation de Bertrand Soubelet.

Voilà un tableau reprenant les statistiques du ministère de l’Intérieur :

te : après une très forte poussée dans les années 90 (poussée que certains spécialistes estiment être surtout la conséquence des orientations de la politique pénale plus qu’une traduction d’une hausse de la délinquance elle-même), on voit une stabilité relative, aussi bien du nombre de mineurs mis en cause que du taux de mineurs par rapport au total des mis en cause.

Si on s’intéresse au nombre de mineurs mis en cause en valeur absolue, on constate qu’il est passé entre 2000 et 2013 de 175 000 à 203 000. Soit une hausse de 16% en treize ans. On est bien loin de la hausse de 70% que cite le général Soubelet en s’appuyant sur une supposée statistique de l’Insee… qui demeure par ailleurs introuvable.

Mais la hausse du nombre de mineurs mis en cause a surtout de la signification si on la compare à l’évolution du nombre total des mis en cause. L’indicateur le plus souvent utilisé est le taux de mineurs sur l’ensemble des mis en cause. Et celui-ci est stable, voire déclinant depuis quinze ans. Les mineurs pesaient 21% des mis en cause pour faits de délinquance en 2000. Un taux qui est tombé à 17,6%.

Cette tendance se vérifie aussi si on regarde le taux de délinquants mineurs selon la nature des infractions constatées. Dans une récente publication, le nouveau service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), créé en 2014 donne les tendances pour sept indicateurs. On ne voit guère d’explosion de la délinquance des mineurs (courbe violette) depuis dix ans.

Interrogé sur le fait que les statistiques ne traduisent en aucun cas son affirmation d’une explosion de la délinquance des mineurs depuis dix ans, Bertrand Soubelet s’en arrange, en affirmant en substance que les chiffres ne traduisent pas la réalité. «Mon constat, c’est celui d’un mec qui est sur le terrain depuis des dizaines d’années.» Ainsi, selon lui, les forces de l’ordre «n’enregistrent même plus certaines procédures concernant les mineurs», persuadés que ces derniers ne seront pas poursuivis. Ce qui suffirait donc à expliquer, selon lui, que les chiffres enregistrés depuis dix ans contredisent formellement son constat empirique. Quant à la statistique de l’Insee citée dans son ouvrage et selon laquelle le nombre de délinquants mineurs aurait augmenté de 70% en dix ans, le général Soubelet a été incapable de nous en donner la référence. Assurant qu’il n’avait «rien inventé», il a proposé de revenir avec la référence exacte. Ce qu’il n’a pas fait.

Cédric Mathiot

Source : Libération

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