Général Bertrand Cavallier : « Face à des adversaires particulièrement virulents, il faut les tenir à distance »

La mort de Rémi Fraisse est la première dans de telles circonstances depuis que la gendarmerie utilise des grenades OF, voici 65 ans. Retour sur la pratique française du maintien de l’ordre.

Des gendarmes repoussant des manifestants sur le site de construction du barrage de Sivens.

Des gendarmes repoussant des manifestants sur le site de construction du barrage de Sivens. © Florine Galeorn / AFP

Le général de division de gendarmerie Bertrand Cavallier a quitté le service actif en 2011. Il a notamment commandé le Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (Dordogne). Il est considéré comme une référence en matière de maintien de l’ordre et revient posément sur la mort de Rémi Fraisse, les conditions de l’engagement des gendarmes, le remplacement des grenades OF et la pratique républicaine du maintien de l’ordre.

Le Point.fr : Selon la justice, une grenade utilisée par la gendarmerie pourrait être en cause dans la mort du jeune Rémi Fraisse. Qu’en pensez-vous ?

Bertrand Cavallier : En tout premier lieu, je tiens à exprimer ma compassion face à ce drame accidentel qui a provoqué le décès d’un jeune citoyen âgé de 21 ans. Cette affaire est d’autant plus grave qu’il n’y a pas de précédent connu. La grenade offensive (OF) F1 est en dotation depuis les années cinquante, et a été utilisée depuis de façon très fréquente lors de manifestations violentes, tant sur le territoire métropolitain qu’outre-mer. Lorsqu’elles ont provoqué des blessures, c’est généralement parce que des manifestants avaient voulu s’en saisir pour les lancer sur les forces de l’ordre. Dans le cas du jeune Rémi Fraisse, et d’après les déclarations du procureur de la République d’Albi, la blessure au sommet du dos pourrait avoir été provoquée par une grenade offensive coincée par un vêtement ou par le sac à dos portés par la victime.

Les gendarmes utilisent trois types de grenades : les lacrymogènes, les lacrymogènes à effet immédiat et les OF en cause aujourd’hui. Vous avez été formateur. Quelles sont les conditions d’emploi de cette arme très particulière ?

Leur usage répond à des situations très dégradées, avec des individus très agressifs voulant aller au contact des représentants de la force publique et s’en prenant directement et violemment à eux. C’est le haut du spectre du maintien de l’ordre. Deux cas sont possibles. Dans le premier, l’anticipation, l’autorité administrative prévoit l’éventualité de heurts violents. Dans ce cas et en fonction des renseignements dont elle dispose, elle donne des instructions précises transcrites dans un ordre exprès autorisant l’usage des armes.

Seconde éventualité : dans l’action même et en fonction de l’attitude des manifestants, dans deux situations précises prévues par le cadre légal (violences ou voies de fait contre les représentants de la force publique ou s’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent), le commandant du dispositif peut décider l’emploi de ces grenades de sa propre initiative. Il est important de souligner que cet emploi de la force à l’initiative du commandant de la force publique est une constante depuis le décret-loi du 3 août 1791. Ces armes prévues par le Code de la sécurité intérieure font partie de la dotation réglementaire. Elles sont emportées par toutes les unités de gendarmes, tous les escadrons de gendarmerie mobile lors de leurs missions de maintien de l’ordre. Les compagnies républicaines de sécurité (CRS) sont dotées quant à elles d’une grenade équivalente dénommée grenade instantanée.

De quelles manières ces armes sont-elles lancées ?

Les grenades offensives F1 ne peuvent être lancées qu’à la main. Il est prévu qu’elles explosent à terre et que leur effet de souffle associé à un effet assourdissant provoque un choc suffisant pour contraindre les assaillants à reculer avant de se disperser. Elles permettent d’éviter le risque de contact direct entre les gendarmes et ces manifestants violents conduisant un assaut contre eux ou utilisant des armes par destination.

Sous réserve de vérifications ultérieures, quelles ont été les caractéristiques de l’affrontement de Sivens, selon ce qui vous en a été rapporté ?

D’une part, des gendarmes mobiles présents sur place ont confié que ce qu’ils avaient vécu lors de cette manifestation a été plus dur que les situations les plus tendues connues sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Pour les militaires de la gendarmerie, la situation a réellement été très éprouvante. Quant à leurs adversaires, ils disposaient de cocktails Molotov, de bouteilles incendiaires et de fusées de détresse. On retrouve des modes d’action et des équipements similaires à ceux des agissements les plus violents.

Le ministre Bernard Cazeneuve a suspendu l’utilisation des grenades OF. Est-ce une mesure appropriée ?

Face à des adversaires particulièrement virulents, il faut les tenir à distance. Si les grenades offensives OF ne sont plus utilisées, et par extension les GLI (grenades lacrymogènes instantanées), également explosives, il sera difficile de maintenir des individus agressifs à distance. Il faudra que le politique accepte qu’il y ait davantage de contacts directs. Et que, dans certains cas, les manifestants soient au corps à corps avec les gendarmes.

Il n’existe pas d’équipements de substitution ?

Il est nécessaire de trouver une solution. Elle pourrait éventuellement résider dans l’adoption d’une grenade assourdissante qui possède également un effet de souffle, et qui serait déjà disponible chez plusieurs fabricants, mais dépourvue d’explosif. Par ailleurs, les gendarmes disposent déjà d’une grenade de désencerclement dite DMP (dispositif manuel de protection), qui projette dix-huit « plots » de caoutchouc, mais sans contenir de TNT. C’est un peu technique, mais elle possède un effet déflagrant, donc non détonant. Elle pourrait être utilisée avec des lance-grenades, à condition de prendre des mesures adaptées. Les grenades OF, en usage depuis soixante-cinq ans, ont quant à elle prouvé leur efficacité dans ce genre de situation. Les supprimer impose de réfléchir à leur remplacement rapide par ces grenades assourdissantes dépourvues d’explosif, ou par ces DMP que je viens d’évoquer. Mais c’est l’expérience qui prouvera si elles apportent une réelle efficience.

Malgré le décès de Rémi Fraisse, suivant ceux de Vital Michalon en 1977 et de Malik Oussekine en 1986, les manifestations dans d’autres pays – sans parler des États-Unis – sont souvent plus meurtrières qu’en France. Pourquoi ?

Je vous ferai observer que cette situation effectivement particulière tient tout d’abord au fait que les forces de l’ordre, en France, évitent le contact direct. Elles tiennent l’adversaire à distance. De plus, elles appliquent un principe de base : la proportionnalité dans l’usage de la force. La plupart des manifestations se déroulent de façon normale et, quand la violence survient, le gendarme adapte sa réponse au niveau de violence mise en oeuvre. J’ajoute qu’en France, pour éviter le recours à l’armée, il a été décidé très tôt de confier cette mission à des forces spécialisées. La gendarmerie mobile a été créée à cette fin par Georges Clemenceau en 1921. Il existe chez nous une culture très poussée du maintien de l’ordre, mise au point en particulier au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (Dordogne), que j’ai eu l’honneur de commander. En France, le maintien de l’ordre est un métier.

Source : Le Point

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *