Dans la rue des gens vivent… (Ou les Gendarmes ont du coeur)

En avril 2013 une jeune capitaine de Gendarmerie m’avait adressé cet écrit que j’avais publié sur Profession-Gendarme. Dans ce récit elle nous donne une belle leçon de vie et nous prouve que le gendarme est avant tout un être sensible qui a du cœur.

Cette jeune femme a depuis quitté notre Arme pour se consacrer à son rôle de Maman. Si elle nous lit je pense qu’elle se reconnaitra aussi j’en profite pour la saluer.

R. Guillaumont

 

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Dans la rue, des gens vivent

Cher Benoît,

La première fois que je t’ai rencontré, tu habitais déjà la rue. Je t’ai juste souris. Je ne t’ai pas beaucoup parlé, il faut dire que je venais juste d’arriver dans cette caserne et j’étais hésitante dans mes débuts.

Les fois suivantes, je t’ai parlé un peu plus, tu m’as raconté ta vie. Tu es comptable, expert-comptable pour être exacte. Tu as perdu ton emploi, tu as perdu ta femme, tes enfants, ta maison, ton argent, ta dignité, mais tu as conservé ton humilité. Tu m’as toujours dit qu’il fallait continuer de rester humble, toujours, car tu le sais bien : on peut tout perdre du jour au lendemain.

Pourtant, je te retrouve souvent ivre. Je t’emmène alors aux urgences parce que nous sommes inquiets pour toi. Nous appelons parfois les pompiers pour venir t’aider. Puis tu retournes dans la rue, toujours. Tu veux toujours qu’on prenne bien toutes tes affaires, tu es sale, mais tu tiens à être rigoureux avec tes petits sacs, tes petits sachets. Certainement ton côté comptable qui est un défaut professionnel ou une qualité, ça dépend pour qui. Tu n’as pas grand-chose mais chaque chose a une place bien précise. Il ne faut pas mélanger tout ça.
Moi, je ne veux pas te contrarier, alors tes affaires, je ne les touche pas. Je sais que ça t’agace lorsque nous te laissons aux urgences, que les infirmières mélangent toutes tes affaires : tes chaussures, tes chaussettes, tes vêtements, sous-vêtements et le reste, tout cela dans le même sac. Non ça, tu n’aimes pas.

Je connais tous tes lieux : ceux où tu fais la manche, ceux où tu te reposes, ceux où tu te réchauffes, ceux où tu écoutes de la musique, ceux où tu cherches dans les poubelles, ceux où tu cherches plus d’intimité. Oui, car effectivement, ce n’est pas parce que tu es à la rue que tu n’as plus le droit à une vie pudique, ni à une vie sexuelle. Tu m’avais surprise, tu m’avais heurtée avec tes mots mais je n’avais pas pris en compte cette dimension de la rue. Tu m’as ouvert les yeux. Oui, il n’y a aucune intimité dans la rue… pour rien : ni pour se changer, ni pour se laver, ni pour faire ses besoins, ni pour pouvoir « faire plaisir à Bébert » comme tu dis si simplement.

Un soir de Noël, lorsque j’étais de garde, je savais où te trouver. Je suis arrivée avec quelques barquettes de nourriture de la caserne. On s’est fait un festin tous ensemble avec les collègues. Tu étais content, nous aussi de te voir heureux.

Pendant quelques temps, je n’ai plus eu beaucoup de nouvelles alors je commençais à m’inquiéter, mais il suffisait que je pense un peu à toi pour te retrouver le jour même ou quelques jours après. Mes inquiétudes disparaissaient. A la caserne, tout le monde te connait, on t’appelle tous Ben.
Tu sais que lorsque tu as besoin, vraiment besoin, tu peux venir chez nous. Nous t’avons laissé vagabonder dans nos couloirs, tu as été le seul à nous sourire et nous remercier parce que nous te proposions de dormir dans une cellule… sans fermer la porte, bien sûr. Tu n’as jamais abusé de cette offre, que tu as accepté lorsque tu n’avais vraiment plus le choix, peut être trois fois par an, pas plus.

Depuis quelques semaines, je n’ai plus de nouvelles. Je ne me suis pas inquiétée car il n’a pas fait très froid ces temps derniers. Je ne me suis pas inquiétée car j’ai eu beaucoup de travail ces temps derniers. Aujourd’hui, je me suis souvenue de toi car on nous a demandé de venir. Nous sommes venus, les pompiers aussi, le médecin du SAMU en renfort. Nous sommes tous allés sirènes hurlantes aux urgences. J’ai attendu, j’ai freiné, pour savoir même s’il y avait encore du travail. J’ai attendu 30 minutes, puis 1h. Au bout d’1h30, le médecin est venu. J’ai compris à sa façon de venir vers nous.

Ça nous a séchés avec les collègues, on a eu du mal à se regarder les yeux dans les yeux. On a fait comme si ça ne nous touchait pas… On est repartis. Dans la voiture, personne ne parlait… J’ai eu envie de pleurer.

Je ne m’en suis pas rendue compte mais je me suis attachée à toi, malgré moi, malgré mon uniforme qui me sert de carapace.

A bientôt Ben…

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