Covid : les mesures restrictives de liberté résistent-elles au test de proportionnalité ?

Dans cette tribune, une cinquantaine de juristes (professeurs de droit, magistrats et avocats) reviennent sur des décisions récentes du Conseil d’État et discutent de façon critique la notion de proportionnalité. Ils estiment que l’exagération permanente de la menace sanitaire (que dément l’examen précis des données sur la mortalité liée à la covid) a déjà conduit et risque encore à tout moment de conduire à des mesures restrictives des libertés individuelles et collectives, et que ceci doit être contesté.

Par Tribune de juristes le 23 Septembre 2020

Le 6 septembre 2020, le Conseil d’État a partiellement infirmé les ordonnances de référé des tribunaux administratifs de Lyon et Strasbourg, enjoignant aux préfets du Rhône et du Bas-Rhin de revoir au plus vite – sous peine de suspension – leurs arrêtés imposant le port du masque de protection pour les personnes de 11 ans ou plus dans les lieux publics ouverts des villes de Lyon et de Villeurbanne, d’une part, et dans les communes de plus de 10 000 habitants de l’Eurométropole de Strasbourg, d’autre part. Cette décision en demi-teinte n’a pas empêché la multiplication, depuis lors, d’arrêtés du même type sur le territoire français, alors qu’elle semble procéder d’une application bien timide de l’exigence de proportionnalité.

Ainsi que le rappelle le Conseil d’État, ces arrêtés interviennent sur le fondement du II de l’article 1er du décret n° 2020-860 du 10 juillet 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19, modifié le 30 juillet 2020, selon lequel : « Dans les cas où le port du masque n’est pas prescrit par le présent décret, le préfet de département est habilité à le rendre obligatoire, sauf dans les locaux d’habitation, lorsque les circonstances locales l’exigent ». Ce décret est lui-même pris dans le prolongement de la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire et prévoyant que, lorsque des mesures sont prises par les préfets de département pour lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19, celles-ci doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires ».

Qu’est-ce que l’exigence de proportionnalité ?

En inscrivant cette exigence de stricte proportionnalité dans la loi, le législateur rappelle à l’exécutif ce que le juge administratif lui impose de longue date : dans un État de droit, la liberté doit rester la règle et la restriction de police l’exception. Il en résulte que les mesures restrictives des droits et libertés ne sont légales que si elles répondent aux trois exigences inhérentes au principe de proportionnalité : la nécessité, l’adéquation et la proportionnalité. Ainsi, la mesure doit d’abord être nécessaire pour prévenir un risque pour l’ordre public, sanitaire par exemple. Faute de risque, elle est illégale. Ensuite, la mesure doit être apte à atteindre le but visé, faute de quoi elle n’est pas adéquate, ou pas appropriée. Ainsi, l’obligation de porter un masque de protection dans les lieux publics ouverts devrait être considérée illégale s’il était avéré que le masque ne présente pas d’utilité « dans les lieux extérieurs dans lesquels n’existe aucun risque particulier de contamination » (pour reprendre l’expression du juge lyonnais). De même, l’obligation du port du masque sans interruption dans les établissements scolaires à partir de l’âge de 11 ans (ce seuil ne reposant lui-même sur aucune donnée scientifique) devrait être considérée illégale s’il était avéré que, sauf exception, les enfants et les adolescents ne sont ni porteurs ni transmetteurs de la maladie. Enfin, les restrictions de police doivent être strictement proportionnées à la fin qui les justifie ; elles ne doivent pas attenter aux droits et libertés au-delà de ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif visé. C’est la raison pour laquelle les mesures générales et absolues encourent souvent la censure du juge administratif.

Comment apprécier la proportionnalité des mesures prises au regard des risques sanitaires ?

La menace que l’épidémie due à un nouveau coronavirus fait peser sur l’ordre public dans sa composante sanitaire ne saurait être appréciée au moyen de critères flous et contestables, d’opinions controversées, fussent-elles scientifiques, mais au moyen de faits incontestables, sans quoi les libertés ne seraient protégées que par des remparts de sables ou par des boucliers de papier.

Des mesures aussi restrictives des libertés individuelles que celles qui restreignent la circulation ou imposent la dissimulation du visage ne sauraient non plus être fondées sur des peurs de ce qui pourrait se passer dans l’avenir ou sur des prévisions plus ou moins fiables.

Ces mesures restrictives des libertés ne sauraient pas davantage se fonder sur des données procédant d’analyses diagnostiques ou de décisions thérapeutiques qui procèdent soit du colloque singulier qui doit présider à la relation entre le médecin et son patient, soit de contraintes techniques ou matérielles de nature à fausser l’information sur la réalité du danger sanitaire (comme l’absence de tests biologiques lors du pic épidémique des mois de mars et avril 2020, le recours ou non à des soins intensifs, la décision d’hospitaliser ou non et le choix d’attribuer au décès telle ou telle cause déterminante dans un contexte où les comorbidités ont joué un rôle important).

On ne peut enfin justifier ces mesures restrictives sur le seul argument d’une augmentation du nombre de personnes testées positives au coronavirus si, primo, cette augmentation procède essentiellement de l’augmentation des tests dans la population générale, secundo, il est avéré que 95 % des personnes testées positives sont peu ou pas symptomatiques (et ne nécessitent donc pas d’hospitalisation), tertio, il est avéré que la légère remontée des hospitalisations constatée par ailleurs à la fin août/début septembre a procédé des flux touristiques saisonniers et de nouveaux diagnostics covid parmi les malades hospitalisés pour d’autres pathologies.

On ne saurait en revanche contester le fait que la question de la surmortalité est au centre de l’appréciation de la gravité de l’épidémie et doit permettre d’apprécier objectivement la nécessité et la proportionnalité des mesures de police restrictives des libertés prises en France.

Quelles sont donc les statistiques de la mortalité en France ?

Les principales causes de décès en France sont : 1) les tumeurs cancéreuses ; 2) les maladies cardiovasculaires ; 3) les maladies de l’appareil respiratoire ; 4) les morts violentes (accidents, intoxications, suicides, homicides). En 2019, 612 000 personnes sont décédées en France. À ce jour, environ 31 000 décès sont attribués à l’épidémie de nouveau coronavirus en 2020, soit l’équivalent de 5 % de la mortalité constatée en 2019.

Par ailleurs, l’examen de la proportionnalité et de la nécessité des mesures de police administrative ne peut se faire sans un examen diachronique des données de mortalité toutes causes confondues. L’INSEE publie les données de mortalité qui font référence (v. les séries statistiques ici et ).

La comparaison des mortalités des années 2018, 2109 et 2020 indique que l’excédent de 2020 se concentre sur deux mois et demi : de mars à mi-mai. Depuis la mi-mai, la mortalité est similaire sur les trois années. Les effets de l’épidémie sur la mortalité sont donc terminés.

La comparaison avec la période épidémique de décembre 2016 à mai 2017 va dans le même sens. Pendant ces six mois, la France a connu 323 687 décès contre 342 000 sur la même période en 2019/2020, soit un excédent de 18 313, correspondant à moins de 3 % de la mortalité annuelle. Or, en 2017, en 2018 et en 2019, aucune mesure de police administrative n’est venue pour des raisons sanitaires ou de santé restreindre de quelque façon que ce soit les libertés individuelles.

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Source : INSEE, indicateurs démographiques

Conclusion

Les données sur la mortalité doivent inciter à davantage réfléchir sur la proportionnalité et la nécessité des mesures de police administrative qui ont suspendu et restreint, et restreignent encore, des libertés aussi fondamentales que la liberté d’aller et venir, le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, les libertés de réunion et de manifestation, la liberté du commerce et de l’industrie, etc. Gageons que les données ci-dessus rapportées y contribueront et que les autorités administratives françaises s’en empareront pour adapter à la réalité des risques sanitaires les mesures restrictives de libertés qu’elles ont prises ou prendront à l’avenir.

 

 

Les signataires

Clément Schouler, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature
Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS
Elise Carpentier, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille
Didier Blanc, professeur de droit public à l’Université de Toulouse
Stéphane Cantéro, magistrat, enseignant à l’Université de Rennes 1
Éric Desmons, professeur de droit public à l’Université Sorbonne Paris Nord
Marie-Cécile Guérin, maître de conférences HDR en droit à l’Université de Bordeaux
Jean-Christophe Berlioz, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature
Véronique Drahi, magistrate, membre du Syndicat de la magistrature
Bruno Bernez dit Vignolle, magistrat vice-président au Tribunal Judiciaire de Perpignan
Jean Launay, magistrat honoraire
Bruno Raffi, avocat, Saint-Pierre (La Réunion)
Charalambos Apostolidis, professeur de droit public à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté
Xavier Pin, professeur de droit pénal à l’université Jean Moulin Lyon III
Philippe Bonfils, professeur de droit privé à l’Université d’Aix-Marseille
Christopher Pollmann, professeur de droit public à l’Université de Lorraine
Alain Billaud, magistrat retraité, adjoint au maire (31)
Benoît Rousseau, juge des libertés et de la détention (Cayenne)
Ulrich Schalchli, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature
Daniel Rodriguez, magistrat, vice-président du tribunal de Mamoudzou (Mayotte)
Gilles Sainati, magistrat
Marc Richevaux, magistrat, maître de conférences à l’Université du Littoral-Côte d’Opale
Sonia Lumbroso, magistrate, vice-présidente au Tribunal Judiciaire de Paris
Nicolas Leblond, maître de conférences de droit privé à l’Université Polytechnique Hauts-de-France
Bernadette Aubert, maître de conférences en droit à l’Université de Poitiers
Chantal Litaudon, magistrate
Marie-Cécile Calvet, magistrate
Jean-Claude Berlioz, avocat général honoraire
Clarisse Taron, magistrate
Jean-Marie Fayol Noireterre, magistrat honoraire
Jules Teddy Francisot, avocat
Brice Grazzini, avocat
Astrid Lahl, magistrate
Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’Université de Tours
Gilles Guttierrez, magistrat, Cour d’appel de Douai
Christine Bartolomei, magistrate honoraire
Elizabeth Oster, avocate
Maryse Pechevis, membre du Syndicat des Avocats de France
Ariane Bourgeois, avocate au Barreau des Hauts-de-Seine
Christine Claude-Maysonnad, avocate (Tarbes)
François Zind, avocat au barreau de Strasbourg
Matteo Bonaglia, Avocat à la Cour
Zoé Poncelet, avocate au barreau de Marseille
Caroline Mecary, avocate aux barreaux de Paris et du Québec
Christophe Sgro, avocat au barreau de Nancy
Sophie Tasker, avocate aux barreaux de Paris
Paul Report, retraité, ancien magistrat administratif
Blanche Magarinos-Rey, avocate
Pierre Soler-Couteaux, professeur de droit public émérite à l’Université de Strasbourg et avocat
Édouard Raffin, avocat au Barreau de Lyon

Source : Dalloz actualités

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