Condamnation pénale d’un journaliste ayant publié le portrait-robot d’une personne soupçonnée de crimes, au mépris de l’article 11 du code de procédure pénale protégeant le secret de l’enquête et de l’instruction

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La condamnation pénale d’un journaliste ayant publié le portrait-robot d’une personne soupçonnée de crimes, au mépris de l’article 11 du code de procédure pénale protégeant le secret de l’enquête et de l’instruction, ne constitue pas une violation du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

 

 

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SELLAMI c. FRANCE

(Requête no 61470/15)

 

ARRÊT
 

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un journaliste, pour recel de délit de violation du secret professionnel, à la suite de la publication d’un portrait-robot couvert par le secret de l’instruction, alors que l’enquête criminelle était en cours • Présentation sensationnaliste du portrait-robot visant à satisfaire la curiosité du public • Portrait-robot ne correspondant plus, à la date de sa publication, au signalement de l’auteur présumé des faits • Publication sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur la procédure pénale en cours, au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes • Influence négative de la publication sur la conduite de la procédure • Pas d’effet dissuasif du recours pénal et de l’amende infligée sur l’exercice de la liberté d’expression journalistique

 

STRASBOURG

17 décembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l’affaire Sellami c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Latif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 61470/15) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Stéphane Sellami (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 décembre 2015,

la décision de la porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

 

INTRODUCTION

1.  La requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation du requérant pour recel de violation du secret professionnel, à la suite de la publication d’un portrait-robot établi par les services de police dans le cadre d’une enquête en cours.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1972 et réside à Saint-Ouen. Il est représenté par Me B. Ader, avocat à Paris.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le 23 décembre 2011, deux femmes furent victimes de viol à Paris, l’une d’elle ayant en outre fait l’objet d’une tentative d’homicide. L’enquête fut confiée au 3ème district de la police judiciaire de Paris (« 3ème DPJ ») dirigé par le commissaire D.

5.  Le 28 décembre 2011, une mineure âgée de quinze ans fut violée et blessée par des coups de couteau à Étampes, dans l’Essonne. Le 30 décembre 2011, un portrait-robot du suspect fut établi par les services de l’identité judiciaire, sur la base du témoignage de la troisième victime, à la demande des enquêteurs de la Sûreté départementale d’Évry.

6.  Le 31 décembre 2011, le procureur de la République d’Évry se dessaisit de cette affaire au profit de son homologue de Paris, en raison de la connexité des trois affaires. La Sûreté départementale d’Évry fut également dessaisie au profit du 3ème DPJ.

7.  Le 3 janvier 2012, le procureur de Paris ouvrit une information judiciaire pour l’ensemble de ces faits.

8.  Le 4 janvier 2012, le juge d’instruction chargé de l’affaire délivra une commission rogatoire à la 3ème DPJ.

9.  Le même jour, le commissaire D. adressa un courrier électronique à ses principaux collaborateurs pour les informer qu’il avait reçu un appel téléphonique du requérant, journaliste au quotidien Le Parisien et qui avait déjà publié un article intitulé « violée et sauvagement poignardée par son agresseur » le 29 décembre 2011, concernant la première agression. Dans son message, M. D. indiqua avoir reproché au requérant le caractère irresponsable de son article, qui était susceptible de gêner les investigations en cours et que celui-ci s’était montré menaçant et lui avait annoncé la préparation d’un autre article sur la série de viols. Le commissaire D. demanda à ses interlocuteurs de faire connaître sa position au sein du service, en précisant que le requérant ne pouvait être destinataire d’aucune information.

10.  Le 5 janvier 2012, la 3ème DPJ reçut le portrait-robot établi par les services de l’identité judiciaire d’Évry. Le 6 janvier 2012, ce portrait-robot et des photographies du suspect furent diffusés sur l’intranet des directions de la police judiciaire de Paris et de Versailles, par le biais d’une circulaire de demande de rapprochement et d’identification. Cette circulaire qui n’a fait l’objet d’aucune diffusion publique était accessible aux seuls fonctionnaires ayant besoin d’en connaître dans le cadre de la procédure pendante.

11.  Le 11 janvier 2012, l’existence du portrait-robot fut révélée par un magazine, Le Nouveau Détective.

12.  Le 12 janvier 2012, le quotidien Le Parisien consacra une page entière à cette information en publiant, dans sa rubrique « Faits divers », trois articles rédigés par le requérant :

– le premier, situé en partie haute et centrale de la page, avait pour titre « La police parisienne traque un violeur en série » et était illustré d’une photo montrant les environs des lieux où l’une des trois agressions avait été commise, avec en premier plan une femme marchant seule, vue de dos ; le requérant y donnait notamment les détails du troisième viol, indiquait que le suspect, dont un portrait-robot avait été établi, avait été formellement reconnu par les trois victimes et, enfin, que les policiers, « sur les dents » et observant « le plus grand mutisme sur cette affaire », multipliaient les investigations ;

– le deuxième, d’une dimension équivalente et placé en bas de page, s’intitulait « Trois victimes agressées en l’espace de cinq jours » et relatait le détail des trois agressions ;

– le troisième, plus court et présenté dans une colonne à droite, sur un fond de couleur différente du reste de la page, présentait, sous le titre « « Il agit comme un prédateur » le dessin d’un homme coiffé d’un bonnet avec la mention « Le portrait-robot de l’homme » et sa description.

13.  Le 13 janvier 2012, à la suite de cet article et dès lors qu’il était apparu que le portrait-robot ne correspondait pas au suspect, ultérieurement identifié par photographies, le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire décidèrent de diffuser un appel à témoins en rendant publique une photographie de l’individu recherché.

14.  Le même jour, le quotidien Le Figaro publia le portrait-robot pour illustrer un article sur « Un violeur en série activement recherché », accompagné de la mention suivante : « d’après Le Parisien, qui a publié hier son portrait-robot, l’homme mesure 1,80 m, serait de corpulence normale et aurait le crâne rasé ».

15.  Le 19 janvier 2012, le commissaire D. adressa un rapport à sa hiérarchie pour dénoncer la violation du secret de l’instruction qu’avait révélée, selon lui, la publication du portrait-robot dans l’article du Parisien le 12 janvier 2012. Il y précisait notamment que cette publication avait suscité la transmission aux services d’enquête de très nombreux renseignements qui s’étaient révélés inutiles, dès lors que le portrait-robot ne correspondait plus à la personne recherchée, et expliqua qu’elle avait contraint le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire à mettre en œuvre la procédure d’appel à témoins.

16.  Le procureur de la République ordonna une enquête des chefs de recel de violation du secret de l’instruction. Entendu dans ce cadre, le commissaire D. confirma les termes de son rapport.

17.  Le 6 mars 2012, le requérant fut entendu par les enquêteurs. Interrogé sur le portrait-robot et la manière dont il se l’était procuré (« comment avez-vous eu accès à ce portrait-robot, sous quelle forme en avez-vous eu connaissance et par qui ? » et « avez-vous eu connaissance de ce portrait-robot par le biais d’un autre journaliste ? »), il invoqua le secret des sources des journalistes. Il indiqua qu’il avait laissé le temps aux services de police, entre les 4 et 12 janvier, d’avancer dans leur enquête et précisa que la publication de son article, qu’il ne souhaitait pas faire paraître avant l’interpellation du suspect, avait été précipitée par celle de l’article du magazine Le Nouveau Détective, le 11 janvier 2012.

18.  Le 3 septembre 2012, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « sciemment recelé un portrait-robot, qu’il savait provenir d’un délit, en l’espèce, une violation du secret professionnel ». Le commissaire D., qui invoquait le préjudice professionnel et personnel, subi compte tenu des conséquences de la publication du portrait-robot sur le déroulement de l’enquête et de l’impact sur ses fonctions de chef de service en charge des investigations ainsi que deux des victimes des agressions, se constituèrent partie civile.

19.  Par un jugement du 21 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable de recel de violation du secret professionnel et le condamna à une amende de huit mille euros, ainsi qu’à payer un euro de dommages-intérêts aux victimes constituées partie civiles. Le commissaire D. fut quant à lui déclaré irrecevable en sa constitution de partie civile.

20.  Dans son jugement, en premier lieu, le tribunal constata que « le portrait-robot incriminé [était] bien une pièce de la procédure de l’information judiciaire » et qu’il était à ce titre « soumis au secret de l’instruction au sens de l’article 11 du code de procédure pénale ». En deuxième lieu, le tribunal estima que « si l’auteur des faits de violation du secret de l’instruction n’a pas pu être identifié pas plus que n’ont été découvertes les conditions dans lesquelles [le requérant] est entré en possession de ce portrait, il n’en reste pas moins certain qu’il n’a pu parvenir jusqu’à lui qu’à la suite d’une infraction, ce que, en sa qualité de journaliste professionnel et expérimenté, il ne pouvait ignorer ». Il en déduisit que « la détention et l’utilisation en connaissance de cause de ce portrait-robot par une personne autre que celles ayant en charge le cours de l’information judiciaire et hors ce cadre procédural constitue bien le délit de recel de violation du secret professionnel au sens de l’article [11 du code de procédure pénale] et de l’article 321-1 du code pénal ». En troisième lieu, le tribunal se prononça, ainsi que l’y invitait le requérant en défense, sur le respect de l’article 10 de la Convention. Il estima que les poursuites engagées à l’encontre du requérant ne méconnaissaient pas le droit à la liberté d’expression. Pour ce faire, après avoir cité l’article 10 et la jurisprudence de la Cour, il releva, d’une part, que « la diffusion du portrait-robot, qui a été faite hors le cadre de la procédure réglementée de l’appel à témoin, ne pouvait rien apporter d’utile à l’enquête mais au contraire qu’elle en a compromis le déroulement » et, d’autre part, « que le souci premier [du requérant] n’était pas d’informer utilement ses lecteurs mais de faire un scoop, au mépris du respect du secret de l’instruction ».

21.  Le requérant interjeta appel de ce jugement. A l’appui de son recours, il contesta la qualification de recel, estimant que les faits relevaient de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur liberté de la presse, qui interdit la publication d’actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique. Selon lui, aucune infraction n’était établie, faute de pouvoir démontrer que le portrait-robot était une pièce de la procédure, le délit ne pouvant en tout état de cause être poursuivi en application de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 (cf. paragraphe 27 ci-dessous). Enfin, il soutenait que le recours au recel de violation du secret de l’instruction était contraire à l’article 10 de la Convention.

22.  Dans ses conclusions d’appel, l’une des victimes constituée partie civile sollicita la confirmation du jugement du 21 novembre 2012. Elle invoqua un préjudice moral direct, dès lors que l’arrestation de son agresseur avait été retardée par la faute du requérant. En particulier, elle précisa que la publication d’un portrait-robot avait accru son sentiment d’insécurité, dans la mesure où l’agression avait eu lieu à son domicile et qu’elle pouvait craindre que l’intéressé ne revienne pour se venger ou l’empêcher de l’identifier formellement.

23.  Par un arrêt du 16 janvier 2014, la cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité, tout en réduisant la peine à une amende de trois mille euros. Par ailleurs, elle déclara irrecevable la constitution de partie civile de l’une des victimes et de sa mère agissant en qualité de représentant légal. Les motifs pertinents de cet arrêt sont les suivants :

« Sur la qualification de recel de violation du secret professionnel visée par la prévention,

(…) l’article 38 de la loi sur la presse qui ne réprime que la publication d’actes de procédure sans aucunement viser les conditions frauduleuses dans lesquelles un document issu d’une procédure a pu être obtenu, ne permet pas d’exclure nécessairement du champ d’incrimination de l’article 321-1 du code pénal le journaliste parvenu à se rendre détenteur d’une pièce de procédure, obtenue par des moyens délictueux ; que [le requérant] ne peut pas non plus se décharger de sa responsabilité en faisant valoir qu’il ne serait pas responsable de l’illustration litigieuse alors que seul détenteur du portrait-robot, selon les déclarations recueillies, il est l’auteur du commentaire figurant sous cette illustration, présentée comme étant « le portrait-robot de l’homme », dans lequel il affirme que « le signalement du violeur en série présumé recherché depuis trois semaines par tous les services de police a été largement diffusé » ;

Sur la prévention de recel d’un portrait-robot en sachant qu’il provenait du délit de violation de secret professionnel,

Considérant que [le requérant] fait valoir qu’en tout état de cause le délit de recel [de chose] n’est pas constitué ; que le tribunal s’est uniquement fondé sur les affirmations [du commissaire D.] pour énoncer que le portrait-robot incriminé était bien une pièce de la procédure de l’information judiciaire ouverte à la suite de la commission des trois faits criminels ; que la détention effective par lui-même d’une telle pièce de procédure n’est pas plus établie, étant précisé qu’une information « quelle qu’en soit la nature et l’origine échappe aux prévisions de l’article 321-1 du code pénal » et qu’en application de l’article 35 dernier alinéa de la loi de 1881 les journalistes sont autorisés depuis 2010 à détenir, dans le cadre de leur mission d’information des pièces tirées d’un dossier d’instruction en cours ;

Considérant toutefois que le mutisme dont le journaliste a estimé devoir faire preuve, dans le but de protéger la confidentialité de sa source d’information, ne saurait suffire à priver de crédibilité les déclarations du fonctionnaire de police, chef du service en charge des investigations visant à identifier et interpeller « le violeur en série présumé » ; que l’appel téléphonique que [le requérant] a admis avoir passé [au commissaire D.] pour avoir des informations et ce précisément le 4 janvier, date à laquelle la troisième DPJ a été saisie d’une commission rogatoire, confirme que le journaliste n’ignorait pas qu’une information judiciaire avait été ouverte et que le portrait-robot qu’il est parvenu à se procurer concomitamment ou postérieurement, ainsi qu’il l’a lui-même précisé, était issue de cette procédure ; que les conditions de confidentialité dans lesquelles le portrait-robot avait été diffusé aux services de police excluent qu’il ait pu être transmis au journaliste par une personne n’étant pas tenue au secret professionnel ;

Considérant qu’une pièce de procédure ne pouvant s’assimiler, ainsi que l’a retenu à juste titre le tribunal, à une information, sa détention obtenue, en connaissance de cause en violation du secret professionnel caractérise le délit de recel au sens de l’article 321-1 du code pénal, la possibilité que donne le dernier alinéa de l’article 3 de la loi sur la presse au journaliste poursuivi du chef de diffamation de produire, dans le cadre de sa défense, des éléments tirés d’une enquête ou d’une information n’instaurant pas pour autant nécessairement, en toutes circonstances, l’impunité des agissements ayant permis de se procurer des éléments de procédure soumis au secret professionnel ;

Sur la conventionalité du délit de recel de violation du secret professionnel au regard de l’article 10 de la CEDH,

Considérant que [le requérant] soutient que les poursuites du chef du délit de recel de violation du secret de l’enquête et de l’instruction exercées à l’encontre d’un journaliste en raison de la publication d’un article portant sur une affaire judiciaire en cours sont contraires aux dispositions de l’article 10 de la CEDH ;

Considérant que [le requérant] ayant fait usage du portrait-robot en le publiant, les poursuites exercées à son encontre ne doivent certes pas être contraires à la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la CEDH ;

Considérant que si cet article énonce en son premier paragraphe que toute personne a droit à la liberté d’expression et que ce droit comporte la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, il est rappelé dans son second paragraphe que l’exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités et peut-être soumis à certaines conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique ; qu’ainsi constituent, entre autres, des limites admissibles à la liberté d’expression, justifiant d’empêcher la diffusion d’informations confidentielles, les mesures nécessaires à la défense de l’ordre et à la prévention du crime ou à la protection des droits d’autrui ;

Considérant qu’en l’espèce le droit du journaliste à communiquer et celui du public à recevoir des informations relatives au déroulement d’une procédure pénale en cours doit être confronté aux exigences de confidentialité liées au déroulement d’une enquête criminelle portant sur des faits d’une exceptionnelle gravité, s’agissant de viols multiples, et se trouvant dans sa phase la plus délicate, à savoir celle de l’identification et de l’interpellation de l’auteur présumé ;

Considérant qu’il est établi que la publication du « portrait-robot de l’homme » a entravé le déroulement normal des investigations, contraignant le magistrat instructeur et les services de police à mettre en œuvre, le lendemain de la publication de l’article, la procédure d’appel à témoin ;

Considérant que [le requérant], au mépris des devoirs et des responsabilités que comporte l’exercice de la liberté d’expression a publié ce portrait-robot en le présentant comme correspondant au signalement du violeur en série, sans se préoccuper ni de la fiabilité du document diffusé ni de la protection due aux victimes et en s’arrogeant le droit d’interférer dans le déroulement de l’enquête en choisissant le moment de la divulgation, sans ignorer les répercussions devant en résulter ;

Considérant qu’en l’espèce la restriction apportée à la liberté d’expression qu’implique la condamnation du journaliste du chef du délit de droit commun de recel apparaît justifiée par l’intérêt, supérieur à celui d’informer le public, de ne pas entraver le cours d’une enquête criminelle ;

Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé sur la culpabilité ; que sur la peine, une peine d’amende limitée à 3000 € sanctionnera dans une plus juste mesure les faits reprochés ;

(…) »

24.  La Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant par un arrêt en date du 9 juin 2015, dont les motifs pertinents sont les suivants :

« (…) Attendu que les dispositions de l’article 35, dernier alinéa, de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction issue de la loi du 4 janvier 2010, ont pour seul objet de faire obstacle à la poursuite, du chef de recel d’éléments provenant d’une violation du secret de l’instruction, contre une personne qui les produit exclusivement pour les besoins de sa défense dans l’action en diffamation dirigée contre elle ;

D’où il suit que le grief, pris d’une autorisation générale donnée par la loi de détenir de tels documents, n’est pas fondé ;

(…) Attendu qu’entre dans les prévisions de l’article 321-1 du code pénal, qui n’est pas incompatible avec les dispositions de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, le recel d’un document reproduisant une pièce de l’instruction dès lors qu’il est établi qu’il provient d’une violation du secret de l’instruction ;

(…) Attendu que, pour caractériser la révélation de l’information en cause par une personne qui était dépositaire du secret de l’enquête ou de l’instruction, l’arrêt relève, notamment, qu’il résulte du rapport de l’officier de police judiciaire en charge de l’exécution de la commission rogatoire du juge d’instruction que le portrait-robot du suspect divulgué était issu du dossier de l’information en cours ; que les juges concluent de leur analyse des faits que les conditions de confidentialité apportées à la diffusion de ce document aux services de police excluent qu’il ait pu être transmis au journaliste par une personne n’étant pas tenue au secret professionnel ;

Attendu qu’en prononçant ainsi, et dès lors que, contrairement à ce qui est soutenu au moyen, l’identification de l’auteur de la violation du secret professionnel n’est pas nécessaire, seule étant exigée la démonstration qu’il fait partie des dépositaires de ce secret, la cour d’appel a justifié sa décision ;

(…) Attendu que, pour retenir à l’encontre de M. X…un manquement aux devoirs et responsabilités que comporte l’exercice de sa liberté d’expression de journaliste, et, en conséquence, le déclarer coupable du délit de recel, l’arrêt relève que le droit d’informer le public sur le déroulement de la procédure pénale en cours devait être confronté aux exigences de confidentialité de l’enquête portant sur des faits de nature criminelle d’une exceptionnelle gravité et se trouvant dans sa phase la plus délicate, celle de l’identification et de l’interpellation de l’auteur présumé ; que la publication du portrait-robot du suspect, à la seule initiative du journaliste, qui n’en avait pas vérifié la fiabilité, et au moment choisi par lui, avait entravé le déroulement normal des investigations, contraignant le magistrat instructeur et les services de police à mettre en œuvre, le lendemain de la publication de l’article, la procédure d’appel à témoin ;

Attendu qu’en se déterminant par ces motifs, la cour d’appel a justifié sa décision, sans méconnaître les dispositions de l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que la liberté d’expression peut être soumise à des restrictions nécessaires à la protection de la sûreté publique et la prévention des crimes, dans lesquelles s’inscrivent les recherches mises en œuvre pour interpeller une personne dangereuse (…) »

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

25.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, applicables au moment des faits, sont les suivantes :

Article 11

« Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète.

Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal.

Toutefois, afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. »

26.  Les dispositions pertinentes du code pénal, applicables au moment des faits, sont les suivantes :

Article 226-13

« La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

Article 321-1

« Le recel est le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit.

Constitue également un recel le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d’un crime ou d’un délit.

Le recel est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende. »

27.  Les articles pertinents de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sont les suivants :

Article 2

« Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public.

Est considérée comme journaliste au sens du premier alinéa toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d’informations et leur diffusion au public.

Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources.

Est considéré comme une atteinte indirecte au secret des sources au sens du troisième alinéa le fait de chercher à découvrir les sources d’un journaliste au moyen d’investigations portant sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d’identifier ces sources.

Au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité. »

Article 35

« (…)

Le prévenu peut produire pour les nécessités de sa défense, sans que cette production puisse donner lieu à des poursuites pour recel, des éléments provenant d’une violation du secret de l’enquête ou de l’instruction ou de tout autre secret professionnel s’ils sont de nature à établir sa bonne foi ou la vérité des faits diffamatoires. »

Article 38

« Il est interdit de publier les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique et ce, sous peine d’une amende de 3 750 euros. (…) »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

28.  Le requérant soutient que sa condamnation pour recel de violation du secret professionnel, à la suite de la publication d’un portrait-robot établi par les services de police dans le cadre d’une enquête en cours, est contraire à l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

  1. Sur la recevabilité

29.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond

    1. Arguments des parties

a)      Le requérant

30.  Le grief du requérant comporte deux branches portant respectivement sur le défaut de prévisibilité et l’absence de nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression que constitue sa condamnation pénale.

31.  En premier lieu, le requérant invoque le manque de prévisibilité de sa condamnation pénale prononcée sur le fondement des dispositions de l’article 321-1 du code pénal. Selon lui, le recel est une infraction de droit commun qui doit être articulée avec les dispositions spécifiques de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Il en déduit que ce délit ne devrait pas s’appliquer en matière de presse. Il estime en effet que le secret de l’enquête et de l’instruction ne s’impose pas aux journalistes, au-delà de l’incrimination spécifique prévue à l’article 38 de la loi de 1881, déclaré conforme à la Convention par la Cour (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, 24 novembre 2005). Sa condamnation serait d’autant moins prévisible qu’elle méconnaît en outre l’article 35 de la loi de 1881 : admettre qu’un journaliste pourrait produire sans crainte des documents pour sa défense mais non les détenir, sans risque de commettre le délit de recel, viderait, selon lui, cet article de toute portée. Le requérant ajoute que l’absence de prévisibilité résulte également de l’atteinte au principe de sécurité juridique que porte, selon lui, la solution retenue en l’espèce par la Cour de cassation, qui serait en contradiction avec de précédents arrêts.

32.  En second lieu, le requérant conteste la nécessité de l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression que constitue la condamnation pénale dont il a fait l’objet. Rappelant la jurisprudence de la Cour et l’importance du rôle que jouent les médias dans le domaine de la justice pénale, il estime que les juridictions nationales n’ont pas respecté le principe de proportionnalité dans la balance qu’elles ont effectuée entre l’intérêt d’informer le public et de participer à un débat d’intérêt général et le respect de ses obligations journalistiques en ce qui concerne la détention et la publication du portrait-robot litigieux.

33.  Selon lui, aucune investigation n’a été diligentée pour établir de manière certaine que le portrait-robot était une pièce de la procédure en cours, que ce document avait été transmis par une personne soumise au secret professionnel et qu’il aurait effectivement été détenu par lui-même, et non par un tiers travaillant dans le même quotidien. Il critique le recours aux seules affirmations du commissaire D., qui était non seulement chargé de l’enquête mais impliqué dans la procédure du fait de sa constitution de partie civile et dénonce ce qu’il considère comme un règlement de compte personnel de ce dernier à son égard. Le requérant conteste en outre que la publication du portrait-robot ait pu entraver ou perturber le déroulement de l’enquête, en l’absence de preuves susceptible d’en attester et soutien qu’elle a, au contraire, permis une accélération de la procédure et l’arrestation du suspect. Il relève au demeurant que sa publication (le quotidien Le Parisien) n’a, dans cette affaire, ni été saisie d’une demande de droit de réponse ni fait l’objet d’aucune autre poursuite, qu’il s’agisse de d’atteinte à la présomption d’innocence ou d’atteinte à la vie privée et à l’image, ce qui atteste de son respect des exigences légales en la matière.

b)     Le Gouvernement

34.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, mais il soutient que cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

35.  En premier lieu, en ce qui concerne la prévisibilité de l’ingérence, le gouvernement rappelle que la condamnation du requérant est fondée sur la combinaison des articles 226-13 et 321-1 et du code pénal, respectivement relatifs à la violation du secret professionnel et à l’infraction de recel. Il fait valoir que les arguments du requérant quant à l’absence de prévisibilité de sa condamnation pénale ne visent en réalité qu’à remettre en cause l’application du droit national par les juridictions internes. Le Gouvernement soutient en effet que l’interprétation du droit français était prévisible pour le requérant : d’une part, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne fait pas obstacle à la poursuite d’un journaliste pour recel de violation du secret professionnel ; d’autre part, le délit de recel de violation du secret professionnel, dont les éléments constitutifs sont différents de ceux d’une publication d’actes de procédure avant leur lecture publique, réprime la détention d’un document obtenu en méconnaissance du secret professionnel, en l’espèce la détention et la publication du portrait-robot litigieux. Le Gouvernement soutient en outre qu’il n’a pas été porté atteinte à la sécurité juridique dès lors que les évolutions jurisprudentielles invoquées par le requérant ne concernent que le mode d’administration de la preuve et non les éléments constitutifs de l’infraction reprochée. Enfin, il fait valoir que l’article 35 de la loi du 31 juillet 1881 ne vise que l’hypothèse de l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une poursuite pour diffamation.

36.  En deuxième lieu, le Gouvernement fait valoir que l’ingérence poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et la prévention du crime, de la prévention de la divulgation d’informations confidentielles et de la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

37.  En troisième et dernier lieu, s’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement renvoie à la jurisprudence de la Cour, en particulier à la grille de critères retenue dans son arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016). Faisant application de cette grille au cas d’espèce il soutient qu’au regard de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, les autorités internes bénéficiaient d’une large marge d’appréciation et que les juridictions nationales ont adopté des motifs suffisants et pertinents pour justifier la condamnation prononcée. Il fait valoir en outre que la manière dont le requérant est entré en possession du portrait-robot témoigne du fait qu’il avait parfaitement conscience qu’il était issu d’une procédure en cours et qu’il ne pouvait avoir été obtenu qu’à la suite d’une violation du secret de l’instruction. Selon le Gouvernement, la teneur de l’article ainsi que le contexte de sa publication, décidée dans la précipitation et sans vérification de la validité du portrait-robot, illustrent une volonté de faire du sensationnalisme et non d’informer le public de manière fiable. La publication du portrait-robot litigieux, qui ne correspondait pas à l’individu recherché, ne pouvait contribuer au débat d’intérêt général mais visait uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain public. Le gouvernement insiste également, outre sur les répercussions qu’elle a entraînées pour les victimes, sur les conséquences négatives de la publication du portrait-robot litigieux, sur la conduite de l’enquête, dans la phase délicate d’identification du suspect : elle a alerté le suspect, qui a pris la fuite en Belgique ; elle a provoqué des nombreux appels téléphoniques de la part de lecteurs du quotidien qui se sont révélés inutiles ; elle a contraint le juge d’instruction et les enquêteurs à réagir dans l’urgence, en mettant en place une procédure d’appel à témoins accompagnée de la diffusion d’une photographie de l’individu recherché. Enfin, le Gouvernement souligne que les juges ont fait preuve de modération en sanctionnant le requérant.

  1. Appréciation de la Cour

38.  La Cour constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Certes, les journalistes ne peuvent être poursuivis pour violation du secret de l’instruction et le requérant n’a pas été condamné pour avoir publié le portrait-robot litigieux. Pour autant, sa condamnation pour recel de violation du secret professionnel sanctionne la détention du portraitrobot qu’ont révélée sa publication dans un article de presse et son utilisation à des fins d’information. La Cour rappelle l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale et qu’il convient d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie. (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 46, 7 juin 2007, et Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 102, 28 juin 2012). Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.

a)      « Prévue par la loi »

39.  Le requérant se plaint en premier lieu du manque de prévisibilité de sa condamnation pénale prononcée sur le fondement des dispositions de l’article 321-1 du code pénal (voir § 31 ci-dessus).

40.  La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que la condamnation d’un journaliste pour recel de violation du secret professionnel sur le fondement de l’article 321-1 du code pénal, répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (Dupuis et autres, précité, § 31, Hacquemand c. France (décision), no 17215/06, 30 juin 2009, et Ressiot et autres, précité, § 107-108).

41.  Elle ne voit aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce. Alors même qu’il fait valoir que la solution retenue en l’espèce par la Cour de cassation en ce qui concerne l’administration de la preuve porterait atteinte au principe de sécurité juridique, le requérant ne saurait soutenir qu’il ne pouvait prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que la publication du document en cause était susceptible d’avoir pour lui sur le plan judiciaire (Ressiot et autres, précité, § 108).

42.  La Cour en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

b)     « But légitime »

43.  La Cour a déjà considéré qu’une ingérence fondée sur la nécessité de garantir le respect du secret de l’instruction tendait à garantir la bonne marche d’une enquête et à protéger ainsi l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Ressiot et autres, précité, § 109, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 46-47, CEDH 2016). Il en va de même lorsqu’est en cause le respect d’un secret professionnel qui vise à empêcher la divulgation d’informations confidentielles (Martin et autres c. France, no 30002/08, § 75, 12 avril 2012).

44.  En l’espèce, eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence reposait sur la nécessité de protéger le secret dont doivent pouvoir bénéficier les informations relatives à la conduite d’une enquête pénale et, plus généralement, de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et poursuivait donc un but revêtant un caractère légitime.

c)      Nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

i)        Principes généraux

45.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. RoyaumeUni (7 décembre 1976, série A no 24), résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) et Bédat (précité, §§ 48-54).

46.  La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé ce qui suit dans l’arrêt Bédat (précité, §§ 49, 50 et 54) :

« 49.  Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice, précité, § 125). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que la procédure judiciaire dont il est question ne serait pas terminée (voir, mutatis mutandisRoland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011, et Morice, précité, § 125). (…)

  50. (…) la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le concept de journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90, et les affaires qui y sont citées). Dans son arrêt dans l’affaire Pentikäinen, la Cour a souligné que le concept de journalisme responsable englobe aussi la licéité du comportement des journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable (ibidem).

(…)

54.   Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (voir, entre autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en balance des intérêts privés en conflit.

Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. RoyaumeUni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et, dernièrement, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015). »

47.  Dans l’affaire Bédat, le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtaient à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret de l’instruction. Ces intérêts étaient : l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale et le droit du prévenu à la présomption d’innocence et à la protection de sa vie privée (Bédat, précité, § 55 et s.). La Cour a estimé nécessaire de préciser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance de ces intérêts et donc dans l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires mettant en cause le secret de l’instruction : la manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses ; la teneur de l’article litigieux ; la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général ; l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale, l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction prononcée.

ii)      Application de ces principes au cas d’espèce

48.  La Cour examinera la présente requête en recherchant si, compte tenu des circonstances de l’espèce, la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères pertinents établis par sa jurisprudence.

1)        La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses

49.  La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10, mais qu’il n’est pas nécessairement déterminant, dans l’appréciation de la question de savoir si un journaliste a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de leur publication, d’établir qu’il s’est procuré les informations litigieuses de manière illicite (Bédat, précité, § 5657).

50.  En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont estimé le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer que le portraitrobot qu’il détenait et qu’il s’apprêtait à publier était couvert par le secret de l’instruction. Dans son arrêt du 16 janvier 2014, la cour d’appel a relevé que l’appel téléphonique que le requérant avait admis avoir passé, le 4 janvier 2012, au commissaire D., chef du service en charge de l’enquête, confirmait le fait qu’il n’ignorait pas qu’une information judiciaire avait été ouverte et que le portrait-robot qu’il s’était procuré, concomitamment ou postérieurement, ainsi qu’il l’avait lui-même précisé, était issu de cette procédure.

51.  La Cour qui note, avec la cour d’appel, que le requérant a refusé de s’expliquer sur la manière dont il était entré en possession du portrait-robot litigieux et ne relève, au cas d’espèce, aucune atteinte à la protection des sources des journalistes n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause le raisonnement tenu par les juridictions internes et la solution à laquelle elles sont parvenues en caractérisant, dans le présente affaire, le délit de recel.

2)        La teneur de l’article litigieux

52.  La Cour rappelle que la garantie offerte par l’article 10 aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (cf., parmi beaucoup d’autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999I, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 159, CEDH 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 183, CEDH 2017). Tel n’est pas le cas en l’espèce.

53.  En l’espèce, la Cour note que la publication du portrait-robot litigieux, accompagné d’un court commentaire en légende, s’est inscrite dans le cadre d’un ensemble d’articles tous signés du requérant et portant, sur une page entière, sur une série de viols et d’agressions, qui semblaient impliquer un même auteur. La présentation de ce portrait-robot s’est accompagnée d’une mise en scène particulière : alors que la page était titrée « La police parisienne traque un violeur en série », il était présenté dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente du reste de la page, sous le titre « Il agit comme un prédateur », placé juste à côté de la photo d’illustration montrant au premier plan une femme marchant seule, vue de dos. Conformément à l’appréciation des juridictions internes, la Cour estime que ces choix éditoriaux ne laissent guère de doute quant à l’approche sensationnaliste que le requérant avait retenue s’agissant de cette partie de la publication (voir, mutatis mutandisBédat, précité, § 60).

54.  En outre, la Cour souligne le fait que le portrait-robot litigieux, initialement réalisé à l’aide de la description faite par une seule victime, ne correspondait plus, à la date de sa publication, au signalement de l’auteur présumé des faits, les investigations ayant entretemps permis d’obtenir plusieurs photographies du suspect. C’est donc à juste titre que les juridictions internes ont relevé que le requérant avait publié ce portrait-robot en le présentant comme correspondant au signalement du violeur en série, sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur l’information judiciaire en cours au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes que comporte l’exercice de la liberté d’expression.

3)        La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général

55.  La Cour rappelle que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les articles relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire traitent d’un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152).

56.  La question qui se pose est celle de savoir si le contenu de la publication litigieuse et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (Bédat, précité, § 64).

57.  Dans la présente affaire, la Cour reconnaît que le sujet à l’origine de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur une série de viols et de blessures à l’arme blanche commis sur des femmes à Paris et dans sa banlieue, relevait de l’intérêt général.

58.  Pour autant, la Cour renvoie aux constats effectués ci-dessus selon lesquels, d’une part, l’approche sensationnaliste retenue pour la présentation du portrait-robot visait avant tout à satisfaire la curiosité du public, et, d’autre part, l’information diffusée était inexacte et ne pouvait, à la différence des autres articles rédigés par le requérant, qu’induire les lecteurs en erreur (paragraphes 55-56 ci-dessus). Dans ces conditions, même si son intention initiale pouvait être de s’associer par cette diffusion à la résolution de l’enquête, le requérant n’a pas démontré en quoi la publication du portrait-robot litigieux était de nature à nourrir d’une manière quelconque un débat public sur l’enquête en cours.

59.  Dès lors, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation retenue par les juridictions internes qui ont considéré que l’intérêt d’informer le public ne justifiait pas l’utilisation de la pièce de la procédure en litige.

4)        L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale

60.  Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 méritent a priori un égal respect (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44). Elle souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part, les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire. Elle rappelle en outre qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales (Bédat, précité, § 70).

61.  Dans la présente affaire, les juridictions internes ont considéré que la parution de l’article litigieux avait entravé le déroulement normal des investigations. Elles ont relevé en effet que la publication du portrait-robot avait été interprétée par certains lecteurs, alors même qu’elle n’était pas à l’initiative des services chargés de l’enquête, comme un appel à témoins. Cela a eu pour effet de provoquer de nombreux appels téléphoniques aux services de police et a conduit le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire à mettre en œuvre, dès le lendemain de la parution de l’article, la procédure d’appel à témoins avec diffusion d’une photographie de l’homme recherché. C’est à juste titre qu’elles ont relevé, par des décisions dûment motivées, que l’auteur de cette publication a choisi d’interférer dans le déroulement de l’enquête qui se trouvait alors dans la phase la plus délicate de l’identification et de l’interpellation du suspect.

62.  La Cour, qui relève également les conséquences psychologiques que la publication litigieuse a entraînées pour les victimes qui se sont constituées parties civiles ainsi que la circonstance que le suspect a pris la fuite en Belgique, n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation selon laquelle cette publication a exercé une influence négative sur la conduite de la procédure pénale.

5)        La proportionnalité de la sanction prononcée

63.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, Bédat, précité, § 79). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une forme de censure. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, une sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (ibidem). La Cour rappelle que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, § 176).

64.  En l’espèce, la Cour estime que le recours à la voie pénale, ainsi que la peine infligée au requérant, à savoir une amende de trois mille euros au lieu des huit mille initialement fixés par le tribunal correctionnel, la cour d’appel ayant décidé de sanctionner les faits reprochés dans une plus juste mesure n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Dans ces conditions, aux yeux de la Cour, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risque d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours (voir, mutatis mutandisBédat, précité, § 81).

6)        Conclusion

65.  Au vu de tout ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu a été valablement effectué par les juridictions nationales qui ont appliqué les critères pertinents au regard de sa jurisprudence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;

  2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
GreffierPrésidente

 

 

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