Celle qui n’aurait pas dû tweeter

Catherine, juriste d’entreprise, vit un éboueur endormi sur le trottoir. Elle tweeta sa colère, « Voilà à quoi servent les impôts locaux des Parisiens à payer les agents de propreté à roupiller, on comprend pourquoi Paris est si dégueulasse ». Elle voulait le bruit. Cette tragédie est donc une ironie.

640_maxnewsspecial404143Adama Cissé © Maxppp / Le Parisien

Nous parlons d’une femme prénommée Catherine.

Une juriste d’entreprise, qui était peut-être de mauvaise humeur cette fin d’après-midi d’été, le mercredi 12 septembre 2018, faisait-il trop chaud, y avait-il trop de bruit trop de voitures, Paris était-elle laide à ses yeux, sale ou polluée, je ne sais mais quand elle vit un homme couché devant la vitrine du magasin du pareil au même qui vend des vêtements pour enfants aux coins des rues Saint-Denis et Jean Lantier, quand elle vit cet homme vêtu d’un habit d’éboueur endormi pied nu ses chaussures posées près de lui sur le trottoir, Catherine fut prise de colère et elle fit ce que l’on fait désormais quand on est en colère le smartphone à la main : elle le prit en photo, et puis elle tweeta.

Pouvait-elle deviner que par ce tweet elle scellait deux destins, qu’elle ferait de cet homme un chômeur et qu’elle même, seize mois plus tard, serait détestée, insultée et vomie, son nom son adresse dévoilés dans la frange vengeresse des réseaux sociaux, tandis que sa victime figurerait un héros éveillé et tranquille, un travailleur frappé par le sort mais ne renonçant pas à sa dignité.

Elle avait tweeté cela :

Ce soir à 17h40 rue Jean Lantier 75001 Paris. Voilà à quoi servent les impôts locaux des Parisiens à payer les agents de propreté à roupiller, on comprend pourquoi Paris est si dégueulasse.

Et elle n’avait pas adressé son tweet à Jean-François Legaret, le maire du 1er arrondissement, ou à Mao Peninou, alors adjoint à la propreté de la maire de Paris Anne Hidalgo, mais à BFM TV et son présentateur vedette Jean-Jacques Bourdin, et à l’émission les Grandes Gueules de BFM et RMC. Elle n’avait pas tweeté dans une pulsion, sûre de son fait et certaine du scandale qu’elle avait constaté, et qui méritait que des médias s’en emparent. Elle avait doublé son tweet d’un post sur Facebook, adressé à nouveau à Jean-Jacques Bourdin. Elle voulait le bruit. Cette tragédie est donc une ironie. 

Catherine ignorait le nom de l’homme endormi, il n’existait pas pour elle sinon comme le symbole du laisser-aller général.

Pourtant, il existait bien Adama Cissé, un éboueur employé d’une filiale du groupe Derichebourg, qui ce jour-là avait mal au pied, et qui venait de prendre sa pause, légale et méritée.

Adama a eu le sort de ceux qui n’existent pas

Il ne savait pas qu’on l’avait photographié endormi et ne le découvrit que par la peur de ses employeurs. Le tweet de Catherine n’avait pas intéressé les médias, mais avait fait paniquer la mairie de Paris qui avait transmis sa panique aux patrons d’Adama. Quelle mauvaise image !

Adama fut licencié en dépit de huit ans de bons et loyaux services. Catherine le sut-elle ? Sur Twitter, le groupe Derichebourg tint à lui dire qu’une procédure disciplinaire était engagée contre l’homme endormi ? En fut-elle satisfaite ? Oublia-t-elle cette histoire, ou bien la vécut-elle comme une petite victoire ?

Adama n’existait pas. Il était chômeur, il avait un enfant, il alla en justice, il faut du temps. Et puis, lundi, dernier dans les pages Paris du Parisien, Adama exista, et nous le vîmes enfin. Le lendemain, il était aux Prudhommes et le soir même chez Cyril Hanouna, et puis sur BFM, et puis chez Konbini, devenu en une journée une victime populaire, incarnant les injustices que subissent les humbles. Quand on n’embête jamais les ministres qui dorment au Parlement. Adama se révéla digne de son rôle, et à chaque intervention rappelait l’injustice initiale.

Un homme et une femme auraient pu se parler

Si elle avait été gentille, tout aurait changé, mais elle ne l’a pas vu, on dirait un conte de fée.

Et la colère populaire a fondu sur Catherine. La Mairie de Paris se sort tranquillement de sa lâcheté initiale, Derichebourg se prend une vindicte anticapitaliste, c’est de bonne guerre… Mais c’est Catherine qui subit la véritable tempête, quand des internautes deviennent une meute, la voilà  « la salope, la pourave, la vieille gueule, qu’on lui pourrisse la vie… »

Et dans une seule histoire se succèdent les deux plaies d’internet

La délation minable qui a chassé Adama de son travail, la haine lyncheuse qui désormais salit Catherine, dont par délicatesse je tais le nom, qu’elle affichait pourtant quand elle se sentait forte.

Elle a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux, elle n’existe plus quand Adama est le prince du moment, elle paye.

Le petit bonhomme endormi est venu la prendre, tel commandeur à la fin de la pièce, et Don Giovanni finira en enfer…

Source : France Inter

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